Chapitre III
De la servitude du soldat et de son caractère individuel.
extraits :
Les mots de notre langage familier ont quelquefois une parfaite justesse de sens . C'est bien servir, en effet, qu'obéir et commander dans une armée. Il faut gémir de cette servitude, mais il est juste d'admirer ces esclaves.[...]
[...] Aussi au seul aspect d'un corps d'armée, on s'aperçoit que l'ennui et le mécontentement sont les traits généraux du visage militaire. La fatigue y ajoute les rides, le soleil ses teintes jaunes, et une vieillesse anticipée sillonne des figures de trente ans. Cependant une idée commune à tous a souvent donné à cette réunion d'hommes sérieux un grand caractère de majesté, et cette idée est l'abnégation. L'abnégation du guerrier est une croix plus lourde que celle du martyr. Il faut l'avoir portée longtemps pour en savoir la grandeur et le poids.[...]L'abnégation complète de soi-même, dont je viens de parler, l'attente continuelle et indifférente de la mort, la renonciation entière à la libert&é de penser et d'agir....
Chapitre IV
Laurette ou le cachet rouge
extraits :
De la rencontre que je fis un jour sur la grande route
La grande route d'Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s'étend en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et pleines d'une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, je passai sur cette route et je fis une rencontre que je n'ai point oubliée depuis.
J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un beau manteau blanc, un habit rouge, un casque noir, des pistolets et un grand sabre; il pleuvait à verse depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et je me souviens que je chantais "Joconde" à pleine voix. J'étais si jeune ! - La Maison du roi, en 1814, avait été remplie d'enfants et de vieillards; l'Empire semblait avoir tué tous les hommes.
Mes camarades étaient en avant sur la route, à la suite du roi Louis XVIII; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges, tout à l'horizon au nord ; les lanciers de Bonaparte qui surveillaient et suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la flamme tricolore de leurs lances à l'autre horizon. Un fer perdu avait retardé mon cheval : il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre mon escadron; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle était assez garnie d'or ; j'entendis résonner le fourreau de fer de mon sabre sur l'étrier, et je me sentis très fier et parfaitement heureux.
Il pleuvait toujours et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la pluie et les pieds de mon cheval , qui pataugeait dans les ornières. Le pavé de la route manqua; j'enfonçais, il fallut prendre le pas .Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d'une croûte épaisse de boue jaune comme de l'ocre; en dedans elles s'emplissaient de pluie. Je regardai mes épaulettes d'or toutes neuves, ma félicité et ma consolation ; elles étaient hérissées par l'eau, cela m'affligea.
Mon cheval baissait la tête ; je fis comlme lui ; je me mis à penser, et je me demandai pour la première fois où j'allais. Je n'en savais absolument rien ; mais cela ne m'occupa pas longtemps : j'étais certain que mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais en mon coeur un calme profond et inaltérable, j'en rendis grâce à ce sentiment ineffable du devoir, et je cherchai à me l'expliquer. Voyant de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaiement portées par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était si cavalièrement risqué par tant de vie heureuse et mondaine, et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout homme la conviction qu'il ne se peut soustraire à nulle des dettes de l'honneur, je compris que c'était une chose plus facile et plus commune qu'on ne pense que l'abnégation.
Je me demandais si l'abnégation de soi-même n'était pas un sentiment né avec nous ; ce que c'était que ce besoin d'obéir et de remettre sa volonté en d'autres mains, comme une chose lourde et importune; d'où venait ce bonheur secret d'être débarrassé de ce fardeau, et comment l'orgueil humain n'en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux mais je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les armées, la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. Je voyais partout la résistance possible et usitée, le citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clairvoyante et intelligente qui examine et peut s'arrêter. Je voyais même la tendre soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et la loi prendre sa défense ; mais l'obéissance militaire, passive et active en même temps, recevant l'odre et l'exécutant, frappant, les yeux fermés, comme le Destin antique ! Je suivais dans ses conséquences possibles, cette abnégation du soldat sans retour et sans conditions et conduisant quelquefois à des fonctions sinistres .
Je pensais ainsi , en marchant au gré de mon cheval, regardant l'heure à ma montre, et voyant le chemin toujours s'allonger, toujours en ligne droite, sans un arbre, et sans une maison, et couper la plaine jusqu'à l'horizon , comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se délayait dans la terre liquide qui l'entourait et, quand un jour un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu d'une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de plâtre.
En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j'y remarquai, à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus les yeux. Je vis que ce point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une petite voiture noire. J'avais faim, j'espérai que c'était la voiture d'une cantinière et, considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je lui fis faire force de rames pour arriver à cette ile infortunée, dans cette mer où il s'enfonçait jusqu'au ventre quelquefois.
A une centaine de pas , je vins à distinguer clairement une petite charrette de bois blanc, couverte de trois cercles et d'une toile cirée noire. Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux roues. Les roues s'embourbaient jusqu'à l'essieu ; un petit mulet qui les tirait était péniblement conduit par un homme à pied qui tenait la bride. Je m'approchai de lui et le considérai attentivement. .......