jeudi, 30 janvier 2025 17:01

Bureau de Tabac

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Fernando Pessoa /Alvaro  de  Campos

Bureau de Tabac

Je ne suis rien

Je ne serai jamais rien.

Je ne puis vouloir être rien. 

Cela dit, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

De ma chambre dans la fourmilière humaine unité ignorée

(Et si l'on savait ce qu'elle est, que saurait-on de plus ?),

Vous donnez sur le mystère d'une rue au va-et-vient continuel,

Sur une rue inaccessible à toutes les pensées,

Réelle, impossiblement réelle, précise, inconnaissablement précise,

Avec le mystère des choses enfoui sous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui parsème les murs de moisissure et de cheveux blancs les humains,

Avec le destin qui conduit la guimbarde de tout sur la route de rien.

 

Je suis aujourd'hui vaincu, comme si je connaissais la vérité;

Lucide aujourd'hui, comme si j’étais à l'article de la mort,

N'ayant plus d'autre fraternité avec les choses

Que celle d'un adieu, cette maison et ce côté de la rue

Se muant en une file de wagons, avec un départ au sifflet

Venu du fond de ma tête,

Un ébranlement de mes nerfs et un grincement de mes os qui démarrent.

 

Je suis aujourd'hui perplexe, comme qui a réfléchi, trouvé, puis oublié.

Je suis aujourd'hui partagé entre la loyauté que je dois

Au Bureau de Tabac d'en face, en tant que chose extérieurement réelle

Et la sensation que tout est songe, en tant que chose réelle vue du dedans.

 

J'ai tout raté.

Comme j'étais sans ambition, peut-être ce tout n'était-il rien.

Les bons principes qu'on m'a inculqués,

Je les ai fuis par la fenêtre de la cour.

Je m'en fus aux champs avec de grands desseins,

Mais là je n'ai trouvé qu'herbes et arbres,

Et les gens, s'il y en avait, étaient pareils à tout le monde.

Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. A quoi penser ?

Que sais-je de ce que je serai, moi qui ne sais pas ce que je suis ?

Etre ce que je pense ? Mais je crois être tant et tant !

Et il y en a tant qui se croient la même chose qu'il ne saurait y en avoir tant !

Un génie ? En ce moment

Cent mille cerveaux se voient en songe génies comme moi-même

Et l'histoire n'en retiendra, qui sait ? Même pas un ;

Du fumier, voilà tout ce qui restera de tant de conquêtes futures.

Non, non, je ne crois pas en moi.

Dans tous les asiles il est tant de fous détraqués par tant de certitudes !

Moi, qui de certitude n'ai point, suis-je plus assuré, le suis-je moins ?

Non, pas même en moi...

En combien de mansardes et de non-mansardes du monde

N'y a-t-il pas en ce moment des génies-pour-eux-mêmes occupés  à rêver ?

Combien d'aspirations hautes, lucides et nobles -

Oui, authentiquement hautes, lucides et nobles -

Et, qui sait ? Réalisables, peut-être,

Qui ne verront jamais la lumière du soleil réel et qui

Ne tomberont jamais dans une oreille d’homme?

Le monde est à celui qui naît pour le conquérir,

Et non à celui qui rêve qu’il  peut  le conquérir, même s’il a  raison.

J'ai rêvé plus que n’a agi Napoléon.

Sur mon sein hypothétique j'ai serré plus d'humanités que le Christ,

J'ai forgé en secret des philosophies que nul Kant n'a rédigées,

Mais je suis, peut-être à perpétuité, l'individu de la mansarde,

Sans pour autant y avoir mon domicile :

Je serai toujours celui qui n'était pas né pour ça ;

Je serai toujours, sans plus, celui qui avait des dispositions ;

Je serai toujours celui qui attendait qu'on lui ouvrît la porte

Devant un mur sans porte

Qui chantait la romance de l'Infini dans une basse-cour,

Qui entendait la voix de Dieu dans un puits obstrué.

Croire en moi ? Non,  ni  en rien...

Que la Nature déverse sur ma tête ardente

Son soleil, sa pluie, le vent qui frôle mes cheveux ;

Quant au reste, advienne que pourra, ou rien du tout...

Esclaves cardiaques des étoiles,

Nous avons conquis l'univers avant de quitter nos draps,

Mais nous nous éveillons et voilà qu'il est opaque,

Nous nous éveillons et voici qu'il est étranger,

Nous franchissons notre seuil et voici qu'il est la terre entière,

Plus le système solaire et la Voie lactée et plus l’Indéfini.

 

(Mange des chocolats, fillette ;

Mange des chocolats !

Dis-toi bien qu'il n'est d'autre métaphysique que les chocolats,

Ecoute, toutes les religions n’enseignent  rien  de  mieux  que la confiserie

Pas plus que la confiserie.

Mange, petite malpropre, mange !

Si  je pouvais  être aussi vrai que toi  quand  tu  en  manges !

Mais moi, je pense, et quand je retire le papier d'argent, qui d'ailleurs est d'étain,

Je flanque tout par terre, comme j'y fais tomber ma vie.)

 

Mais  au  moins reste-t-il de  l’amertume de ce que jamais  je ne serai

La Calligraphie rapide de ces vers,

Portique brisé sur l'Impossible,

Mais au  moins  me suis-je  voué un  mépris dépourvu de  larmes

Noble, au  moins  dans  le geste  large avec lequel je jette

Le  linge sale que  je suis, sans  inventaire, dans  le cours  des choses,

Et reste au logis sans chemise.

 

(Toi qui consoles, toi qui n'existes pas et par là même consoles,

Que  tu sois déesse grecque, conçue comme une statue douée du souffle,

Ou patricienne romaine, impossiblement noble et néfaste,

Ou princesse de troubadours, très gente dame enluminée,

Ou marquise du dix-huitième, lointaine et fort décolletée,

Ou cocotte célèbre du temps de nos pères,

Ou je ne sais quoi de moderne - non, je ne vois pas très bien quoi -

Tout cela, quoi que soit ce que tu peux  être, si  ça  peut  inspirer que  ça  inspire  donc !

Mon cœur est un seau qu'on a vidé.

Comme ceux qui invoquent des  esprits invoquent des esprits, je m’invoque,

Moi-même et  je ne trouve  rien.

Je vais à la fenêtre et je vois la rue avec une absolue netteté.

Je vois les magasins, je vois les trottoirs, et les voitures qui passent.

Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,

Je vois les chiens qui existent eux aussi,

Et tout cela me pèse comme une condamnation  au bagne,

Et tout cela m’est étranger, comme toute chose. )

 

J'ai vécu, étudié, aimé, j’ai même cru,

Et aujourd'hui il n'est pas de mendiant que je n'envie pour le seul fait qu'il n'est pas moi.

En chacun je regarde la guenille, les plaies et le mensonge,

Et je pense : peut-être n'as-tu jamais vécu, ni étudié, ni aimé, ni cru

Parce qu’on  peut faire  la réalité de tout cela sans en rien faire) ;

Peut-être as-tu seulement existé, comme un lézard auquel on a coupé la queue,

Et alors le voilà queue, un sous lézard en frétillements perpétuels.

 

J'ai fait de moi ce que je n’ai pas  su

et ce que je pouvais  faire de  moi  je ne  l’ai  pas  fait.

Le domino que j'ai mis n'était pas le bon.

On m’a pris aussitôt  pour qui  je  n’étais  pas, je n'ai pas démenti et je me suis  perdu.

Quand j'ai voulu ôter le masque

Il collait  à  mon visage.

Quand je l'ai ôté et me suis vu dans le miroir,

J'avais déjà vieilli.

J'étais ivre, je ne savais plus remettre le masque que je n'avais pas ôté.

J’ai jeté le masque et me suis endormi au vestiaire

Comme un chien toléré par la direction

Parce qu'il est inoffensif 

Et je vais écrire cette histoire pour prouver que je suis sublime.

 

Essence musicale de mes vers inutiles,

Que ne te puis-je trouver comme une chose que  j’aurais  faite

Et qui  ne serais  pas toujours restée en face du Tabac d’en face,

Foulant aux pieds ma conscience d'exister,

Comme un tapis où s'empêtre un ivrogne,

Ou un paillasson que des gitans ont volé mais qui ne valait rien.

 

Mais le patron du Tabac est arrivé à la porte, et à la porte il s'est arrêté.

Je le regarde avec l’inconfort de ma  tête  mal  tournée

Et l’inconfort de  mon  mal  comprenant  mal,

Il mourra, et je mourrai.

Il laissera son enseigne, je laisserai des vers.

Plus tard  l’enseigne aussi  mourra, et les vers aussi.

Plus tard  encore mourra la rue où se trouvait l'enseigne,

Et la langue en laquelle les vers furent écrits.

Ensuite mourra la planète tournante où tout cela est arrivé.

Sur d'autres satellites d'autres systèmes, quelque chose

Comme des gens

Continuera à faire des sortes de vers et à vivre sous des sortes d'enseignes,

Toujours une chose en face d'une autre,

Toujours une chose aussi inutile qu'une autre,

Toujours l’impossible aussi stupide que le réel,

Toujours le mystère du fond aussi sûr que le sommeil tout en  mystère de la surface,

Toujours ceci ou toujours autre chose, ou  ni l’un ni l'autre.

 

Mais un homme est entré au Bureau de Tabac (pour acheter du tabac ?)

et la réalité plausible s'abat tout d’un coup sur moi.

Je me dresse à demi, énergique, convaincu, humain,

Et je vais me  décider  à écrire ces vers où je dis le contraire.

J'allume une cigarette en méditant de les écrire

Et je savoure dans la cigarette ma libération de toutes les pensées.

Je suis des  yeux  la fumée comme on fixe  son  propre  itinéraire,

Et je jouis, assaut soudain de sensibilité mêlée de compétence

De  la  libération de  toutes  les spéculations,

Et de  ma  prise  de conscience de ce que la métaphysique est l'effet d'une indisposition.

 

Puis je me renverse sur ma chaise

Et je continue à fumer.

Tant que le destin me l'accordera je continuerai à fumer.

 

(Si j'épousais la fille de ma blanchisseuse,

Peut-être que je serais heureux.)

Là-dessus je me lève. Je vais à la fenêtre.

 

L'homme est sorti du bureau de tabac (n'a-t-il pas mis la

Monnaie dans la poche de son pantalon?)

Ah, mais je le connais: c'est Estève, Estève sans métaphysique.

(Le patron du bureau de tabac est revenu  à sa  porte.)

Comme mû par un instinct sublime, Estève s'est retourné et il m'a vu.

Il m'a salué de la main, je lui ai crié: "Salut Estève !", et l'univers

S'est reconstruit pour moi sans idéal ni espérance,

et le Patron du Bureau de Tabac a souri. 

 

Lisbonne, 15 janvier 1928

Lu 48 fois Dernière modification le jeudi, 30 janvier 2025 18:38
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