Eléments biographiques:
Il passe son enfance en Afrique du Sud à Durban où son beau-père a été nommé consul du Portugal. Il revient définitivement à Lisbonne en 1905. Il a 17 ans et il est bilingue. Son expression sera cependant pour l'essentiel portugaise , cette langue dont il revendique toutes ses racines .
Il vit avec sa mère (jusqu'à son décès en 1925) et le couple de sa soeur et de son beau-frère, menant une existence obscure d'employé de bureau . On le peint alors sous les traits d'un homme introverti, idéaliste et anxieux ...
Pourtant le 8 mars 1914, son moi-poète éclate en autant d'hétéronymes antithétiques , construits et dissociés ,dans ce qu'il appellera son Jour Triomphal. On peut douter du jaillissement brutal puisque ce jour n'est relaté que 20 ans plus tard, mais il parait indiscutable que très tôt ses productions poétiques ont coexisté sous leurs différents "avatars" avec leurs attributs de style, philosophiques ou idéologiques .
Les publications de son vivant sont rares , se limitant à sa participation à des revues littéraires et à un recueil de quelques poèmes : "Message" .
A noter sa publication en 1917 de "Ultimatum" inspiré du manifeste futuriste de l' italien Marinetti.
A sa mort 27543 textes sont découverts dans une malle dont devait surgir cet homme aux dimensions légendaires d'une existence multipliée ou plurielle. Et tout de suite il faut souligner l'excellence de son écriture partout et quelle que soit la forme .
(portrait de Pessoa par José Almada Negreiro)
Hétéronymie
« Les hétéronymes doivent être publiés par moi sous mon propre nom[...] Ils formeront une série intitulée Ficçoes do Interludio(1) [...] »( Lettre à Gaspar Simoès 1932)
On a relevé et cité des dizaines d'hétéronymes mais les plus caractérisés aux attributs fixés par Pessoa lui-même sont au nombre de cinq ou six .. sept ?
Pessoa enfant dialoguait déjà avec le fictif Chevalier de Pas.
Le 8 mars 1914 , surgit dans une sorte de transe existentielle son double antithétique Alberto Caeiro le poète paysan affecté d'un paganisme antique , nature brute , qui se traduit dans une poésie épurée de toutes figures de style ou de métaphores .
Il se veut "le penseur de la non-pensée ", l' observateur authentique du monde , témoin ou photographe de l'immédiat :
Il ne suffit pas d'ouvrir la fenêtre
Pour voir les champs et la rivière.
Il n'est pas suffisant de ne pas être aveugle
Pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut aussi n'avoir aucune philosophie.
Quand il y a philosophie, il n'y a pas d'arbre: il y a des idées sans plus.
Il n'y a que chacun de nous à la manière d'une cave.
Il n'y a qu'une fenêtre fermée, avec le monde entier au-dehors;
Ainsi qu'un rêve de ce qui pourrait être vu si la fenêtre s'ouvrait,
Et qui n'est jamais ce qui est vu lorsque s'ouvre la fenêtre.
ou bien,
"Chaque fois que je pense une chose , je la trahis.
Ce n'est que lorsque je l'ai devant moi que je dois penser à elle.
En ne pensant pas mais en voyant,
Pas avec la pensée , mais avec les yeux
[...]
Je regarde et les choses existent.
Je pense et j'existe moi seul.
Alberto Caeiro "meurt" en 1915.
La seconde Créature révélée est Ricardo Reis stoïcien épicurien , plus complexe à la poésie plus savante , recherchée, certains disent plus maniérée. Le recueil Odes éparses est une poésie cérébrale et sophistiquée.
Lente, repose l'onde laissée par la marée.
Alourdie s'abandonne. Tout est plus que tranquille.
On n'entend plus que ce qui vient des hommes.
Lors croît la montée de la lune.
En cette heure, Lydia,ou Néaere ou Cholé,
Chacune de vous m'est une étrangère, car je m'incline
Sur le seul vain secret
Que dit l'incertitude.
Il est "exilé au Brésil " en 1919.
Le troisième Alvaro de Campos est plus turbulent , le plus anti-conformiste. Il se dit sensationniste :"Tout art est la conversion d'une sensation ou une autre sensation"
Résolument moderne il est partisan de la vie à l'extrême et du dérèglement de tous les sens .
Sous le nom de Bernardo Suoarés qu'il désigne comme semi hétéronyme il écrit Le Livre de l' Intranquillité
Ses poèmes en anglais sont signés de Alexandre Search chez qui l'on perçoit l'inquiétude religieuse, le désir sexuel, les plaies de l'âme, également le complexe de César , le rêve de gloire :Erostrate
Citons encore Antonio Mora le philosophe et Pessoa mystique ,gnostique imprégné de d'occultisme et de spiritisme , illustration de ce sentiment portugais intraduisible la Saudade, sorte de nostalgie- mélancolie d'une mémoire collective de la grandeur nationale qui produit ce que certains considèrent comme son chef- d'oeuvre ou son testament : Message
Une clé fournie par Pessoa pour lire son oeuvre :
"L'utilisation de la sensibilité se fait de trois façons
-Le procédé classique qui consiste à éliminer de la sensation ou de l'émotion tout ce qui s'y trouve de véritablement individuel, en n' extrayant et en n'exposant que ce qui s'y trouve d'universel.
- Le procédé romantique qui consiste à rendre la sensation individuelle si nettement ou si vivacement qu'elle en est acceptée non comme une chose intelligible mais comme une chose sensible pour le lecteur le visionneur ou l'auditeur.
- Le troisième procédé consiste à donner à chaque émotion ou sensation un prolongement métaphysique ou rationnel en sorte que ce qui , en elle , est susceptible d'être intelligible obtienne de l'intelligibilité grâce au prolongement explicatif .
Dans sa note sur les Hétéronymies Patrick Quiller (1) cite ces exemples indiqués par le poète à propos des sensations qui lui sont suggérées par la couleur verte : (2)
" Il est une couleur qui me poursuit et que je hais,
Il est une couleur qui s'insinue loin dans ma peur.
Pourquoi donc les couleurs ont-elles le pouvoir
De persister dans notre âme,
Telles des fantômes ?
Il est une couleur qui me poursuit et d'heure en heure
Sa couleur change en la couleur de mon âme.
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Ô vert ! Ô horreur du vert !
L'oppression angoisseuse jusqu'à l'estomac,
La nausée de tout l'univers dans la gorge
Seulement à cause du vert,
Seulement parce que le vert me brouille la vue,
Et que la lumière elle-même est verte, un éclair arrêté dans le vert...
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Je hais le vert.
Le vert est la couleur des choses jeunes
--Prairies, espoirs, --
Le vert est le préavis de la vieillesse,
Parce que toute la jeunessse est le préavis de la vieillesse.
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Une couleur me poursuit du fond de ma mémoire,
Et comme si elle était une essence, me soumet
A sa permanence.
Combien un simple rien surajouté par la lumière
A la matière obscure peut-il me remplir
De dégoût pour le vaste monde.. ""
(1) Fernando Pessoa , Oeuvres poétiques, nrf Gallimard.
(2) Suggestions personnelies pour la couleur verte
Sources :
Fernando Pessoa , Oeuvres poétiques, nrf Gallimard. La Pléiade
Fernando Pessoa: "Le livre de l'intranquillité de Bernardo Soares" Christian Bourgois éditeur
Essentiels d'Universalis : Fernando Pesoa par Robert Bréchon
Sites web :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fernando_Pessoa
http://www.bibliomonde.com/auteur/fernando-pessoa-525.html
http://schabrieres.wordpress.com/tag/fernando-pessoa/
Paysages de Fernando Pessoa par Robert Bréchon
Il est paradoxal de parler de géopoétique à propos de Pessoa, qui a la réputation justifiée d'être un poète de l'«espace du dedans».
Il reconnaît lui-même qu'il «vit constamment dans l'abstrait». Dans la «tragédie subjective» en cinq actes et en vers où il reprend le mythe de Faust,
et qui a peut-être été la grande œuvre de sa vie, restée inachevée, il fait dire à son héros, dans le Monologue dans les ténèbres du Ve acte:
Je suis plus réel que le monde,
Voilà pourquoi je déteste son existence énorme,
son amoncellement de choses jetées à la vue.
Pareil à un saint plein de haine,
Je déteste le monde, parce que ce que je suis (...)
Connaît le monde comme non réel et non présent."