Ma lecture du Voyage à Sakhaline de Tchekhov est venue enrichir cette émotion artistique de l’extraordinaire aventure vécue par l’écrivain russe .
Un entrelacs ne devrait pas souffrir d’explication pourtant je trouve qu’il le supporte ici pleinement sans rien lui retirer de son enchantement.
Les paysages de la steppe russe si souvent peints par Lévitan à toutes les heures du jour et en toutes saisons accueillent d’évidence le « wanderer schubertien » , avec leurs routes interminables et des lointains toujours fuyant ; avec leurs fleuves nonchalants que ne franchissent aucun pont et dont la largeur en s’étalant sont des obstacles au voyageur aussi infranchissables que les montagnes qui leur succéderont .
Répondant à une puissante injonction qui a décidé de son départ, il se retrouve solitaire au milieu de ces immensités et puise dans sa détermination la volonté de surmonter doutes et hésitations quelui inspire sa faiblesse devant cette nature qui le dépasse, comme autant des rythmes émotionnels qui composent l’œuvre musicale.
De santé précaire et sans que soit connu le motif réel qui le poussa à entreprendre un tel voyage de plus de 10 000 kms le 21 avril 1890, Tchekhov se lança dans cette périlleuse aventure et son ami intime Isaac Lévitan accompagna un moment son départ jusqu’à ce point d’où s’élançaient alors les convois de prisonniers vers les confins de la Sibérie sur l’Ile de Sakhaline.
Isaac Lévitan : la Vladimirka (Point de départ de la route vers Sakhaline)
On connait les péripéties de son voyage, ses souffrances et ses émerveillements par la régulière correspondance qu’il adressa à sa famille et à ses amis. Sa narration est sans lyrisme, ponctuée de son humour habituel, sans grandiloquence comme s’il sous-estimait sa performance et la musique s’accorde bien à cette modestie.
Dès qu’il se sentit mieux il reprit le train pour Tioumen , qu’il atteignit le 3 mai. Ce fut là qu’il découvrit la plaine sibérienne. Le chemin de fer n’allait pas plus loin. Il dut poursuivre sa route vers Tomsk dans une voiture de louage, un « panier- guimbarde attelé de deux chevaux » et conduit par un vieux cocher. Enfermé dans cette cage, il était disait-il comme un chardonneret regardant l’univers entre les barreaux et ne pensant à rien…. « Et voilà , on roule , on roule écrivait-il encore à sa sœur ; les bornes des verstes, les mares, les petits bois de bouleaux défilent. Nous avons croisé des vagabonds avec des marmites sur le dos. Ces messieurs se promènent sans encombre sur la grande route sibérienne. Tantôt ils égorgent une misérable vieille pour lui prendre sa jupe et s’en faire des chaussettes, tantôt ils arrachent l’écriteau en fer d’une borne de verste –cela peut servir – tantôt ils fracassent le crâne d’un mendiant rencontré en chemin ». ….Epuisé par les cahots, assourdi par le tintement monotone des clochettes, il se demandait s’il aurait la force de tenir jusqu’au bout. Le supplice devait en principe durer douze jours. Au bout de trois jours, il avait tellement mal au dos, que quand il descendait de voiture, il ne pouvait ni se redresser ni se coucher.
Pourtant à la longue, son corps s’habitua à cette brutale discipline…..
« Je suis amoureux du fleuve Amour, écrivait Tchékhov à Souvorine. Je vivrais bien deux ans sur ses rives. C’est beau, vaste, libre et chaud. la Suisse et la France n’ont jamais connu une telle sensation de liberté. Le dernier des déportés respire sur l’Amour plus librement qu’un général en Russie. »
Ainsi en écoutant Schubert j’ entends au-delà de la pudeur sur l’effort physique, toute l’âpreté du voyage intérieur de Tchekhov et la force morale qui le soutenait pour atteindre et témoigner de l’enfer du bagne.
Sur cette page on peut lire son itineraire et plus de détails sur sur son aventure