On ne connait pas les raisons exactes du voyage que Tchékhov entreprit en 1890 et qui le conduisit à travers la Russie d’ Ouest en Est , 10 000 kms dans des conditions difficiles de Moscou au Pacifique, avec pour seul soutien officiel la carte d’Attaché de presse au Temps Nouveau procurée par son éditeur et ami Souvorine. On connait les péripéties du voyage par des articles de presse mais surtout par ses correspondances à ses parents et amis.
Henri Troyat s’appuyant sur ces lettres nous a retracé dans sa biographie de Tchékhov (Chapitre VIII) cette aventure, avec tout son talent d’écrivain familier des grands auteurs russes.
En voici quelques extraits :
La Vladimirka par le peintre et ami de Tchékhov Isaac Lévitan, qui peut être considérée comme le point de départ de la longue route vers Sakhaline.
Pour tous les amis de Tchékhov, son projet de départ était une aberration. Comment, disaient-ils, un homme de santé aussi fragile et dont l’art était la principale raison de vivre pouvait-il se risquer dans ce voyage inutile et épuisant ? Afin de se justifier devant eux, il invoquait tantôt son dégout de la vaine agitation des milieux littéraires, tantôt la nécessité pour un écrivain de connaître la réalité russe, dans toute son horreur, tantôt l’intérêt qu’il attachait à une enquête scientifique sur le sort des bagnards, en Sibérie.
[…]
A Souvorine qui tentait encore de le dissuader , il écrivait : « je pars absolument persuadé que mon voyage ne sera d’un apport précieux ni pour la littérature ni pour la science…Je veux simplement écrire cent à deux cents pages et payer ainsi une petite partie de ma dette à la médecine que j’ai, vous le savez, traitée comme un cochon… De plus, j’estime que ce voyage, qui représentera un effort physique et intellectuel de six bons mois, m’est nécessaire : je suis ukrainien et j’ai déjà commencé à m’abandonner à la paresse. Il faut me mater. Ce voyage est peut être une absurdité, de l’entêtement , un caprice, mais réfléchissez et dites-moi ce que je perds en partant… Vous m’écrivez par exemple, que les gens n’ont que faire de l’ Ile de Sakhaline, qu’elle n’intéresse personne. Est-ce exact ? Sakhaline ne saurait être inutile et sans intérêt que pour une société qui n’y déporterait pas des milliers d’individus et qui ne dépenserait pas pour elle des millions… Après l’Australie jadis et Cayenne, Sakhaline est le seul endroit où il soit possible d’étudier une colonisation formée par des criminels….Sakhaline est un lieu intolérable de souffrance, comme seul l’homme peut en supporter, qu’il soit libre ou esclave…Je regrette de n’être pas sentimental, sinon je vous dirais que nous devrions aller en pèlerinage sur les lieux du genre de Sakhaline comme les Turcs vont à La Mecque… Aujourd’hui toute l’Europe cultivée sait quels sont les responsables : non pas les geôliers, mais chacun d’entre nous ; et cela ne nous concernerait pas , cela ne nous intéresserait pas ?...Non je vous assure que Sakhaline est nécessaire et intéressant. Une seule chose est à regretter : que ce soit moi qui y aille et non un autre plus qualifié que moi, plus apte à éveiller l’intérêt de la société. Car moi , je ne vais y chercher que des vétilles. ».(1)
[…] … , il revint aux préparatifs du départ. A ses proches inquiets des dangers qu’il allait courir , il répondait en riant qu’une seule chose le préoccupait : les maux de dents dont il souffrait depuis quelques jours. Néanmoins il prit des dispositions en cas d’accident et écrivit à Souvorine : « si je me noie ou s’il m’arrive quelque désagrément de ce genre, sachez que tout ce que je possède ou pourrais posséder à l’avenir appartient à ma sœur. Elle paiera mes dettes. » (2)
Le départ avait été fixé au 21 avril 1890. Ce soir-là toute la famille et quelques amis accompagnèrent Tchekhov à l’une des gares de Moscou, celle de Iaroslav…. Au dernier moment Ivan, Lévitan et Olga Koundassova l’impétueuse astronome, toujours secrètement éprise de l’écrivain , décidèrent de monter avec lui dans le wagon et de l’accompagner jusqu’à Serguievo, à 66 verstes(3) de Moscou. L’itinéraire de Tchekhov était le suivant : de Moscou à Iaroslav par le train ; de Iaroslav à Perm par le bateau, sur la Volga et la Kama ; de Perm à Tioumen de nouveau par le train , de Tioumen au lac Baïkal en tarantass ; au-delà le bateau et le tarantass alterneraient jusqu’au Pacifique. En tout près de 10 000 verstes, dont quatre mille en méchante voiture rustique. De quoi rompre les os du voyageur le plus solide.
Sibérie russe
Sur le bateau qui le conduisait d’Iaroslav à Perm, Tchekhov éprouva d’abord une sensation de plénitude et de repos. Ni gaîté ni tristesse, devant ces paysages monotones. Son âme disait-il, était prise dans « une sorte de gélatine ». « Quand le vent glacé se lève et ride l’eau dont la couleur en ce moment , après une crue, est celle d’une rinçure de café, je me sens pénétré en même temps que par le froid, par l’ennui et l’angoisse, écrivait-il à sa sœur. Les airs d’accordéons qui montent des rives sont mélancoliques ; sur les péniches que l’on croise, les silhouettes immobiles, vêtues de touloupes déchirées, ont l’air figées dans une douleur infinie. Les villes du bord de la Kama sont grises ; on dirait que leurs habitants fabriquent les nuages, l’ennui, les palissades mouillées, la boue des rues, et que c’est là leur seule occupation. » (4)
La Tchoussovaïa , Krai de Perm
La Vichera, Krai de Perm
Bassin de la Volga et de la Kama
[…] A Iekaterinbourg, où il arriva par le train, il descendit à l’hôtel afin de se reposer et de soigner « sa toussante et hémoroïdienne personne ». Dès qu’il se sentit mieux il reprit le train pour Tioumen , qu’il atteignit le 3 mai. Ce fut là qu’il découvrit la plaine sibérienne. Le chemin de fer n’allait pas plus loin. Il dut poursuivre sa route vers Tomsk dans une voiture de louage, un « panier- guimbarde attelé de deux chevaux » et conduit par un vieux cocher. Enfermé dans cette cage, il était disait-il comme un chardonneret regardant l’univers entre les barreaux et ne pensant à rien…. « Et voilà , on roule , on roule écrivait-il encore à sa sœur ; les bornes des verstes, les mares, les petits bois de bouleaux défilent. Nous avons croisé des vagabonds avec des marmites sur le dos. Ces messieurs se promènent sans encombre sur la grande route sibérienne. Tantôt ils égorgent une misérable vieille pour lui prendre sa jupe et s’en faire des chaussettes, tantôt ils arrachent l’écriteau en fer d’une borne de verste –cela peut servir – tantôt ils fracassent le crâne d’un mendiant rencontré en chemin ». (5) ….Epuisé par les cahots, assourdi par le tintement monotone des clochettes, il se demandait s’il aurait la force de tenir jusqu’au bout. Le supplice devait en principe durer douze jours. Au bout de trois jours, il avait tellement mal au dos, que quand il descendait de voiture, il ne pouvait ni se redresser ni se coucher.
Pourtant à la longue, son corps s’habitua à cette brutale discipline…..
Principales villes du Sud de la Russie
[…]Les fortes pluies sibériennes commencèrent à tomber. La rivière Yrtich déborda, noyant la route. Par moment le voyageur et son cocher étaient obligés de descendre de voiture et de conduire les chevaux à travers de véritables lacs de boue.
Dans les villages où on s’arrêtait Tchekhov était étonné par l’extraordinaire bariolage de la population : « Russes émigrés, Ukrainiens, Tatars, Polonais , Juifs, devenus paysans après avoir purgé leur peine. Tous malgré la différence des races vivaient en bonne intelligence et agréablement. Ils avaient même des manières plus civilisées que de l’autre côté de l’Oural .. »
[..]De grosses pluies froides accompagnèrent Tchekhov jusqu’à Tomsk où il arriva rompu, le 15 mai. Là il se reposa quelques jours et écrivit cinq petits articles de « choses vues » pour Temps nouveau. La ville lui parut ennuyeuse, vouée à la boisson et dépourvue de jolies femmes.
[…]… il acheta aussi pour cent roubles une voiture légère, avec l’intention de la revendre à la fin de son expédition.
Ce fut dans ce nouveau véhicule qu’il quitta Tomsk, le 21 mai, pour Irkousk, distant de 1500 cents verstes…. La route s’était transformée en une fondrière gorgée d’eau. Les roues s’enfonçaient dans le sol « comme dans une confiture épaisse ». Essieux et brancards résistaient mal aux cahots. Les réparations à chaque étape coûtaient les yeux de la tête. « Je paie plus qu’il ne convient, Je fais ce qu’il ne faut pas, je dis ce qu’il ne faut pas et je m’attends toujours à des choses qui n’arrivent pas (6) » écrivait-il à sa sœur. Il lui fallait parfois patienter en plein vent, au bord de la piste , le temps qu’on eût raccommodé sa calèche , ou aller à pied jusqu’au prochain relais.. Arrivé à destination, les mollets tremblants et les vêtements crottés, il s’écroulait sur un mauvais matelas et s’endormait saoul de fatigue et de grand air .
Après Krasnoïark, on entrait dans la Taïga sibérienne, touffue, interminable. Chaque fois que la voiture se hissait au sommet d’une colline, Tchekhov s’attendait à voir la fin de la forêt et découvrait avec accablement, des vagues successives de sapins, de mélèzes et de maigres bouleaux qui moutonnaient jusqu’à l’horizon. « On éprouve le sentiment de ne jamais pouvoir sortir de ce monstre terrestre. », écrira-t-il dans ses Notes de Sibérie (7). Au froid et à la pluie succédèrent bientôt la touffeur et la poussière. Cette poussière pénétrait dans la bouche, dans le nez, dans le cou, dans les poches des vêtements. Mais Tchékhov faisait contre fortune bon cœur. « J’ai vu et vécu tant de choses ; .et tout cela fut extrêmement nouveau et intéressant pour moi, non du point de vue de l’écrivain mais tout simplement du point de vue de l’homme, affirmait-il à Léikine. L’Ienisseï, la taïga , les cochers, une nature sauvage, le gibier, les souffrances causées par les conditions détestables de la route, la jouissance que procure le repos, tout cela pris ensemble est si bon que je ne saurais le décrire .»
Parvenu enfin le 4 juin à Irkousk, il se replongea avec délices dans les commodités de la civilisation. Un bain de vapeur, le sommeil dans un lit confortable, des vêtements propres, la promenade à travers une ville accueillante avec théâtres , parc aux allées de sable fin , kiosque à musique…. Aussitôt il écrivit à ses proches pour les mettre au courant de ses aventures et leur demander de leur nouvelles….
[…]Ayant vendu à perte sa calèche endommagée, il repartit d’Irkousk dans celle des trois officiers. Leur présence ne tarda pas à l’incommoder. Ignorants et superbes, ils chantaient riaient et discutaient à tort et à travers avec aplomb. Seule la beauté du paysage consolait Tchékhov du bavardage imbécile de ses compagnons. La vue du lac Baïkal – une véritable mer intérieure de quatre-vingt-six verstes de large—le stupéfia d’admiration : « Un miroir… Les rives sont hautes, escarpées, rocheuses, couvertes de forêts. Cela rappelle le Caucase(8).» Malheureusement il fallut attendre trois jours l’arrivée du bateau. Logé dans une « grange aménagée », nourri de gruau de sarrasin, abreuvé de mauvaise vodka, étourdi par les palabres des trois officiers, Tchékhov redoutait également les punaises et les cancrelats. « Cela ne me dit plus rien de me coucher écrivait-t-il à sa sœur. Chaque jour j’étends ma veste sur le sol , la laine à l’extérieur, je glisse sous ma tête mon manteau roulé et mon oreiller, et je dors sur ces bosses en pantalon et en gilet. O civilisation où es-tu ? (8) ».
Angara au lac Baïkal
Taïga
Ce fut sur le pont d’un petit bateau à aubes transportant des chevaux, qu’il fit la traversée du lac. Penché sur le bastingage, il était fasciné par cette eau couleur turquoise, dont la transparence laissait apercevoir des profondeurs abyssales, des rochers immergés, une flore mystérieuse. Après cette brève navigation on retrouva la route avec sa succession de forêts, de plaines, de collines. La guimbarde roulait vite et sans anicroches…. On arriva à Stretensk le 20 Juin, juste une heure avant l’arrivée du bateau Ermak. La partie la plus épuisante de l’expédition , en voiture, était terminée . « Que dieu donne à chacun de faire un voyage dans d’aussi bonnes conditions , écrivait Tchékhov à sa mère. Je n’ai pas été malade une seule fois et, parmi la masse de choses que j’ai emportées, je n’ai perdu qu’un canif, une courroie de valise, et un flacon de phénol… J’ai tellement pris l’habitude de rouler sur la grand-route que maintenant je me sens tout drôle. Je ne puis croire que je ne suis plus en tarantas et que je n’entends plus le son des clochettes., Je m’étonne quand je me couche, de pouvoir étendre mes jambes de tout leur long et de n’avoir plus le visage couvert de poussière(9). »
Pour être sûr de voyager seul, il s’était offert un billet de première classe sur l’Ermak…..Réfugié dans sa cabine il espérait pouvoir écrire des articles pour Temps Nouveau mais le bateau vibrait « comme s’il avait la fièvre ». Il dut renoncer à tout travail et se contenter d’admirer le paysage qui glissait lentement devant ses yeux. « C’est un magnifique pays écrivait-il à Plechtcheïev. On peut dire que c’est à partir du Baïkal que commence la poésie de la Sibérie. Jusqu’au Baïkal c’est la prose ». (10) Quand le bateau , après Chilka, atteignit l’Amour l’enthousiasme de Tchekhov se haussa d’un cran.
Le fleuve Amour
Les jumelles collées aux yeux, il scrutait ces rives sauvages, hantées par les grèbes et les hérons. Aux escales , il descendait à terre pour visiter les villages bordant le fleuve , tant du côté russe que du côté chinois. La récente découverte de l’or obsédait tous les esprits dans ce coin perdu de la planète . Exilés, paysans, popes même, ne rêvaient que de prospection.. Tchekhov affirmait que ces chercheurs enfiévrés amassaient des sommes fabuleuses pour les perdre immédiatement au jeu et qu’ils ne buvaient que du champagne. Ici régnait une liberté totale Personne n’observait les jeûnes religieux, les femmes fumaient des cigarettes, et on discutait ouvertement de tout sans craindre les espions. Jamais le capitaine d’un des bateaux navigant sur l’Amour n’eut songé à livrer aux autorités un forçat évadé voyageant à son bord. « Je suis amoureux du fleuve Amour, écrivait Tchékhov à Souvorine. Je vivrais bien deux ans sur ses rives. C’est beau, vaste, libre et chaud. la Suisse et la France n’ont jamais connu une telle sensation de liberté. Le dernier des déportés respire sur l’Amour plus librement qu’un général en Russie. » (11)
Le 9 Juillet, après avoir changé deux fois de bateau, il se retrouva dans le détroit de Tartarie et vit apparaître au loin, « avec ravissement et fierté », les côtes de Sakhaline. Deux jours plus tard le paquebot jetait l’ancre devant Alexandrovsk, capitale administrative et centre pénitentiaire de l’île.
Ile de Sakhaline
Tchékhov resta trois mois sur l'ile de Sakhaline et mena une enquete approfondie sur les conditions de vie des bagnards qui fait l'objet d'une pièce maitresse de son oeuvre. Son voyage de retour par la voie maritime s'effectua en 1 mois et demi : Pacifique, Océan Indien, Mer rouge, Canal de Suez, Méditerranée et enfin mer Noire.
- lettre du 9 mars 1890
- lettre du 15 avril 1890
- 1 verste =1.066 km
- Lettre du 29 avril 1890
- Lettre du 14-17 mai 1890
- Lettre du 28 mai 1890
- Publiées par Temps Nouveau en juin et Août 1890
- Lettre à sa sœur du 13 juin 1890
- Lettre du 20 juin 1890
- Lettre du 20 juin 1890
- Lettre du 27 juin 1890
- un tarantass
Photographies du web et pour la plupart des galeries de wikipédia.