Homme de paix, la vie du philosophe ne fournit pas de matière à la romance,ce dont nous prévient Zweig dès les premières lignes " La vie privée d’Érasme de Rotterdam présente d'ailleurs fort peu d’intérêt : la vie matérielle d'un homme de paix,d'un travailleur ,infatigable donne rarement matière à biographie ." Zweig préfère s'étendre sur la mission dont se sentait investi l'humaniste, sur le sens qu'il cherchait à donner à la vie et sur ses combats qui le rapprochent de notre époque (déjà celle de Zweig). Érasme nous est présenté d'abord comme un des premiers convaincus de l'identité européenne, le maître de la tolérance et l'ennemi de tous les fanatismes. Sa querelle avec Luther fut le drame de sa vie qu'il vécut comme l'échec de son œuvre.
[...] Érasme combattait le fanatisme sous toutes ses formes ,religieux, national ou philosophique; il le considérait comme le destructeur né et juré de tout accord; il les haïssait tous, ces gens au front têtu, ces sectaires, qu'ils portassent la soutane du prêtre ou la toge du professeur, ces gens aux vues étroites et ces zélateurs de toutes classes et de toutes races, qui réclamaient une soumission absolue à leurs propres croyances et traitaient avec mépris toute autre opinion qu'ils qualifiaient d'hérésie ou d'infamie. De même qu'il ne contraignait personne à adopter ses idées , il refusa obstinément de se rallier à aucune confession religieuse ou politique. La liberté de conscience était pour lui une chose naturelle, et aux yeux de cet esprit libre, lorsqu'un homme, prêtre ou professeur, montait en chaire et commençait d'enseigner sa vérité comme si elle était un message que Dieu li eut communiqué à l'oreille et à lui seul , il attentait à la diversité du monde. Avec la force de son ardente et combattive intelligence, il lutta sa vie entière sur tous les terrains contre ces ergoteurs, ces fanatiques de leurs illusions . Ce n'est qu'en de rares instants de gaîité et de délassement qu'il se moque d'eux; alors le fanatisme aux horizons étroits lui parait être un véritable emprisonnement de l’intelligence, une des formes innombrables de la "stultitia", dont il classe et caricature si plaisamment dans son Éloge de la folie,les mille types et variétés.[...]
Érasme croit en son époque et que celle-ci verra la communion des esprits éclairés l'avènement moral favorisés par le progrès social et culturel insufflé par la Renaissance:
[...] L'heure semblait propice à se idées d'unions spirituelles européennes : les grandes inventions , les grandes découvertes du tournant du siècle, le nouvel essor donné aux arts et aux sciences par la renaissance, tout cela n’était-il pas le fruit d'une longue collaboration internationale; les peuples occidentaux , après des années innombrables d’oppression, reprenaient confiance en leur mission. De tous les pays affluaient vers l'humanisme, les plus purs des idéalistes; chacun voulait avoir droit de cité dans cet empire cosmopolite de la culture.... le latin devenait une langue fraternelle, le premier espéranto de l'esprit.[...]
Pourquoi _ question douloureuse_ pourquoi un règne aussi pur ne put-il durer ?..."Nous devons malheureusement reconnaitre qu'un idéal ne visant que le bien être général ne satisfait jamais complètement les masses; chez les natures moyennes, la haine barbare exige aussi sa part à côté de l’amour et l'égoïsme individuel réclame de chaque idée un avantage personnel immédiat. Le concret, le palpable est toujours plus accessible à la masse que l'abstrait.; c'est pourquoi en politique tout mot d'ordre exprimant un antagonisme et dirigé contre une classe, une race, une religion trouvera toujours plus d’écho que la proclamation d'un idéal qui lui, est moins commode à saisir. Car c'est au contact de la haine que le flambeau impie du fanatisme s'allume le plus aisément.Un idéal purement pacifiste humanitaire et internationaliste tel que l'Erasmisme prive d'impressions visuelles la jeunesse qui aime regarder l'adversaire en face; il ne provoque jamais cette poussée élémentaire du patriotisme devant l'ennemi d'au-delà de la frontière ou de religion à l'égard d'une autre confession".
Mais le tragique d’Érasme , c'est que cet homme le moins fanatique, le plus antifanatique de tous , fut la victime d'une des plus féroces manifestations de passion collective , nationale et religieuse que l'histoire ait connues et cela au moment précis où ses idées d'union européenne brillaient d'un éclat triomphant.
La Réforme : Érasme le penseur , le réformateur pacifique opposé à l'homme d'action Luther qui le contraint à entrer dans la mêlée.
"Érasme est le seul intellectuel de sa génération qui soit resté fidèle à l’humanité plutôt qu'à un clan [...] Loin des champs de bataille il est mort solitaire abandonné mais chose essentielle libre et indépendant ."
Érasme se trouve relégué à l'arrière plan du gigantesque tableau de la réforme . Les autres, possédés par leur génie et par leur foi, subissent leur destin dramatique: Huss périt au milieu des flammes , Savonarole meurt attaché au poteau du bûcher, Servet est poussé dans le feu par le zèle de Calvin. Tous ont leur heure tragique; on tenaille Münzer, on rive John Knox à son rang de galérien; Luther, qui se cramponne solidement au sol allemand tonne contre l'Empereur et l'Empire tout en clamant son " Ich kann nicht anders ..." (je ne puis faire autrement ); inoubliables figures , vaillants dans leur fureur crédule, extatiques dans leurs souffrances , grands par leur destin . Cependant la funeste flamme de la frénésie religieuse continue de brûler bien longtemps après leur mort ...villes détruites, fermes pillées de la guerre de Trente que dis-je de Cent Ans, ces paysages dignes de l'Apocalypse prennent le ciel à témoin du stupide acharnement que mettent les hommes à ne pas vouloir se faire des concessions .
Après un portrait élogieux et admiratif du philosophe épris de culture ,et de liberté théologique , grand ami et émancipateur des peintres comme Holbein et Dürer , Zweig se concentre et c'est l'essentiel de son livre , à la rencontre puis à la querelle avec Luther : Le grand adversaire.
Il compare le délicat Erasme au bouillonnant moine allemand et projette leurs caractèristiques physiques dans leurs relations antagonistes où Luther incarne la révolte passionnée et intransigeante .Bien que tous deux tendus vers un idéal commun de réforme le pareil contraste entre les deux hommes ne pouvait engendrer que mésalliance.
A l'origine Luther et Érasme veulent la même chose .."..De tous les hommes de génie que la terre a portés, Luther fut peut être le plus intolérant , le plus irréductible , le plus fanatique. Il ne pouvait souffrir autour de lui que des approbateurs dont se servait ou des contradicteurs qui allumaient sa colère et qu'il écrasait."
Ils se ménagèrent longtemps par politique et Érasme salue avec bienveillance l'entrée sur la scène sociale et spirituelle du moine augustin après l'épisode des 95 propositions plaquées sur la porte de la chapelle de Wittenberg condamnant l'usage des Indulgences. "Si seulement il était plus modéré ne cesse de répéter Érasme" ou encore " le plus important sur la terre pour Luther est le divin, pour Erasme c'est l'humain""
Quand la querelle théologique qui commence à ébranler la puissance du St Empire sert des fins politiques , Luther tente de rallier Érasme à sa cause dont il attend l'approbation de sa doctrine avant d'envoyer sa "bulle" à Rome. On est en 1519 et Érasme refuse de s'engager et de prendre parti en invoquant l'ignorance dans laquelle est censée le maintenir sa position de prêtre catholique non autorisé à lire des écrits hostiles à l’Eglise sans autorisation préalable . L'excuse certes est peu convaincante. Mais elle permet à Érasme d'affirmer sa neutralité.
Au procès de Luther Érasme est absent . Après la Diète de Worms , l'excommunication de Luther , sa mis au ban de l'Empire, Érasme fuit Louvain et se réfugie en Suisse à Bâle qui sera longtemps sa ville d'élection.
Mais la guerre fait rage autour de lui et on continue d'exiger de lui qu'il prenne parti pour l'un ou l'autre camp, sa gloire est trop grande et sa profession de foi impatiemment attendue.Il continue d'être considérer par les uns et les autres comme "Le maître spirituel ". Le chef de la Chrétienté et ses évêques, les maîtres du monde : Henri VIII, Charles Quint et François Ier, Ferdinand d'Autriche , le Duc de Bourgogne , Les chefs de la Réforme allemande d'autre part , tous sont devant Érasme comme autrefois les héros d'Homère devant la tente du bouillant Achille, le pressant de sortir de sa neutralité et d'entrer en lice."
Érasme ne cèdera pas , il ne peut se résoudre à renoncer à son indépendance spirituelle et morale. Il faudra attendre le douloureux épisode avec Ulrich Von Hutten relaté avec tant d'émotion par Zweig. Abandonné par Érasme dans la ,plus cruelle des situations, Van Hutten publie un texte où il somme Érasme de nier son aussi profond que secret attachement à la cause luthérienne et c'est pour s'en défendre qu'en 1524 Erasme publie une lettre dans laquelle il niera farouchement les propos de son ancien ami, se détachant définitivement de la doctrine luthérienne et condamnant Van Hutten à l'opprobre .
Erasme termine sa vie dans une solitude glacée Pourtant là où il a trouvé refuge des voix lui parviennent encore: celle de Rabelais qui au seuil de la notoriété lui voue une véritable vénération et celle de Rome qui lui offre un chapeau de cardinal.