Livre premier :
En 1805, tandis que plane sur toute l'Europe l'ombre de Napoléon, la guerre est déclarée à la France par la Troisième Coalition (Angleterre, Autriche, Deux-Siciles et Russie), et le prince André Bolkonski fait ses adieux à son père, à sa sœur et à sa femme, qu'on appelle la petite princesse. Le vieux prince Bolkonski, qui fut général du temps de la grande Catherine, est un voltairien intelligent mais despotique. Il vit dans ses terres, à Lyssya Gory, avec sa fille, Marie, qui n'est plus très jeune ni très belle, mais dont les yeux d'«une grande beauté rayonnante» et le sourire timide portent le cachet d'une grande élévation spirituelle. Elle subit avec dignité une existence régie par un père aimant mais austère et sévère ; toutefois, au fond d'elle-même, elle conserve l'espoir d'avoir, un jour, un foyer à elle. Si elle refuse d'épouser le séducteur qu'est Anatole Kouraguine, son espoir sera réalisé beaucoup plus tard par son mariage avec Nicolas Rostov.
À la mort du comte Cyrille Bézoukhov, son fils naturel, Pierre, se trouve à la tête d'une fortune immense dont il ne sait profiter. Le prince Basile Kouraguine réussit facilement à lui faire épouser sa futile fille, Hélène. Ce mariage malheureux lui fait mieux connaître la société dans laquelle il vit et l'en dégoûte définitivement.
Le prince André est le personnage le plus important de la famille Bolkonski. Il est, en tous points, différent de Marie : fort, intelligent, superbe, conscient de sa supériorité, mais désabusé et cherchant en vain à utiliser ses dons d'une façon constructive. Aussi est-il militaire en Autriche en automne 1805, membre de l'état-major de l'armée de Koutouzov où se trouve aussi Nicolas Rostov, être quelque peu primitif, vivant sans se poser de problèmes et sans éprouver de doutes, qui possède toutefois un caractère noble, courageux et gai. Il est blessé à Schoengraben, mais la bataille décisive est celle d'Austerlitz qui est décrite avec précision : les Français sont vainqueurs, les Russes sont pris de panique, André Bolkonski est blessé et ramassé sur l'ordre de Napoléon.
Livre deuxième :
À Lyssya Gory, on est longtemps sans nouvelles de lui, mais il est de retour pour l'accouchement et la mort de sa femme qui lui donne un fils. Il reçoit la visite de Pierre Bézoukhov qui, séparé de sa femme, s'est retiré lui aussi sur ses terres, se lance dans de vains essais de réforme agraire et rêve d'émanciper ses serfs. Alors que le prince est pessimiste, il est animé d'une foi dans le Bien et cherche à atteindre les certitudes dernières ; aussi s'est-il fait admettre dans la franc-maçonnerie, laquelle d'ailleurs le déçoit très vite.
En 1806, une nouvelle campagne contre la Prusse et la Russie est entreprise par Napoléon, et Rostov rejoint son régiment. Les Russes sont battus à Friedland et, à Tilsit, a lieu une rencontre entre le tsar Alexandre et l'empereur qui est si amicale que Rostov, habitué à voir en Napoléon l'ennemi de la Russie, en est troublé.
Étant venu rendre visite au vieux comte Rostov, le prince André est séduit par l'exubérance de la jeune Natacha qui lui apparaît comme un idéal de beauté et de pureté. Son attitude face à l'existence en est complètement transformée, et il décide de prendre du service à Pétersbourg où il la revoit lors d'un bal à la Cour. Il veut l'épouser, mais lui impose une séparation d'un an pour lui permettre d'acquérir plus de maturité, et il part à l'étranger.
Natacha, ayant trop connu l'ennui pendant cette séparation, ne résiste pas à la séduction du brillant et futile Anatole Kouraguine, qu'elle a rencontré à l'Opéra. Elle rompt avec le prince André qui tombe dans un véritable désespoir, et elle projette de s'enfuir avec le séducteur. Mais c'est découvert, et Pierre Bézoukhov force Anatole à quitter Moscou. Natacha tente de s'empoisonner, demeure gravement malade et se tourne vers la dévotion.
Livre troisième :
On est en 1812, et l'auteur, comme il le fera désormais en tête de chaque livre et même de chaque partie et à l'intérieur, se lance dans des considérations sur les causes des événements historiques en général et sur le mouvement des peuples d'Europe d'Occident en Orient. Napoléon, ayant rompu son alliance avec Alexandre, entreprend la campagne de Russie en passant le Niemen, et André Bolkonski part de nouveau pour la guerre, décidant de servir dans les rangs et non plus à l'état-major. Nicolas Rostov est aussi à l'armée où il s'illustre par des exploits.
À Moscou, qui est menacée par l'approche de Napoléon, Pierre Bézoukhov, qui se croit désigné par le destin pour tuer le tyran, se tient prêt à sacrifier sa vie d'autant plus facilement qu'elle lui apparaît comme inutile. Quand le tsar arrive dans la ville, il est emporté dans l'exaltation patriotique générale. Tolstoï développe alors des considérations sur le rôle de Napoléon et d'Alexandre dans les événements de 1812, et donne un bref aperçu sur la guerre jusqu'à la prise de Smolensk, à la suite de laquelle Koutouzov est nommé général en chef.
Les Bolgonski doivent abandonner Lyssya Gory pour un autre domaine, et le vieux prince meurt. Marie a des difficultés avec les paysans, mais Nicolas Rostov survient. La grande bataille de Borodino, appelée par les Français bataille de la Moskova, est décrite en détails. Pierre s'y trouve en civil errant parmi les soldats et rencontrant le prince André. L'auteur y va de réflexions sur l'aveuglement moral de Napoléon. La bataille est perdue par les Russes, et le prince André est grièvement blessé,mais s'attendrit plutôt pour Anatole Kouraguine à qui, à côté de lui, on coupe la jambe.
Dans la fuite de Moscou, le prince se trouve dans le convoi des Rostov, mais Pierre y demeure, sous un déguisement, décidé à assassiner Napoléon qui entre dans une ville vide qui sera incendiée par son gouverneur. Dans le convoi des Rostov, Natacha a un entretien avec le prince André. Pierre, pris pour un espion, est arrêté par les Français sur le champ de bataille de Borodino, avant d'être à même d'accomplir son projet.
Livre quatrième :
À Pétersbourg, la chute de Moscou ne freine pas la volonté de lutter contre Napoléon, mais on s'intéresse beaucoup aussi à la maladie et à la mort d'Hélène et on organise le mariage de Nicolas Rostov et de Marie, l'auteur constatant qu'aux instants critiques de la vie d'un pays les vies particulières et les intérêts privés continuent d'exister.
Pierre Bezoukhov échappe à l'exécution et, en prison, au contact d'hommes simples tels que le soldat Platon Karataïev, une lumière se répand peu à peu dans son âme. Il vit alors une de ses expériences les plus profondes, à la suite de laquelle il aura « foi dans la vie ». Dès sa libération, il pourra affronter une vie nouvelle.
Le prince André s'éteint lentement des suites de sa blessure et trouve enfin « la vérité de la vie » : l'amour de Dieu.
Koutouzov, qui considère l'invasion et ses effets avec l'intuition d'un paysan russe, sait que l'effort de Napoléon est déjà épuisé et destiné à s'évanouir dans l'immensité désolée des steppes. Aussi ne se préoccupe-t-il pas de chercher la bataille rangée : il attend avec confiance l'heure de la grande retraite. Il comprend que les événements commencent à tourner en faveur des Russes quand les Français quittent Moscou pour battre en retraite. Il fait alors mener, en dépit de l'opposition de la Cour et de l'état-major, une guerre de partisans dans laquelle le jeune Pétia Rostov est tué. Le convoi de prisonniers où se trouve Pierre est délivré mais Karataïev est abattu.
Après la mort du prince André, Natacha connaît un tel chagrin qu'elle est indifférente à tout, mais, à la nouvelle de la mort de Pétia, elle doit s'occuper de sa mère et la vie se réveille en elle.
Sur le plan des opérations militaires, après le passage de la Bérézina, Koutouzov est évincé par le tsar. Pierre, se rétablissant, envisage d'une nouvelle façon l'existence et les hommes. De retour à Moscou, il sent se réveiller ses sentiments pour Natacha qui l'aime, elle aussi.
Épilogue :
Après des considérations générales sur les forces agissantes de l'Histoire et le rôle de Napoléon et d'Alexandre, on apprend la mort du vieux comte Rostov, le mariage de Nicolas et de Marie, celui de Pierre et de Natacha qui devient une épouse et une mère exemplaire, se vouant entièrement à ses nouvelles obligations.
Analyse
Intérêt de l'action
Classification : Phénomène unique dans la littérature mondiale qui jamais ne put être égalé, c'est à la fois un roman historique, un roman psychologique, un roman social et un roman philosophique. C'est un roman d'amour et de vie intense, mais c'est aussi une immense fresque de la Russie dressée contre Napoléon.
Déroulement : Aucun roman n'a jamais atteint la grandeur et la puissance de cette fresque monumentale et envoûtante qui est un véritable montage parallèle de scènes de guerre et de scènes de paix, de morceaux d'épopée et de roman psychologique, l'entrelacement des destinées de deux familles nobles, celle des Rostov et celle des Bolkonski, tandis que la destinée unique de Pierre Bézoukhov trace, en quelque sorte, une ligne médiane entre celle du prince André et celle de Natacha. De l'extrême lenteur du début, qui est un roman d'intérieur, une peinture des milieux aristocratiques, on passe à un roman historique, à une épopée nationale, pour aboutir à un poème à tendance philosophique et à l'accélération forcenée de l'épilogue : «Le souffle est court d'abord : petits tableaux brefs et sautillants, puis prend de l'ampleur et monte jusqu'à la houle énorme de la fin, dans un crescendo ininterrompu» (Armand Lanoux). De l'individualisme excessif des personnages du prologue, marionnettes de cour, on passe à la matérialisation du personnage collectif capital : le peuple russe tout entier. Mais il faut reconnaître que des passages entiers sont ennuyeux, difficiles à suivre.
Le texte est divisé en quatre livres, eux-mêmes divisés en parties, subdivisées en 364 chapitres. La chronologie est linéaire. Le point de vue est objectif. La focalisation est très variable.
Intérêt littéraire
Se souciant guère de la qualité de son texte qui est un monstre mal léché, employant des mots simples, Tolstoï donne tantôt une narration très réaliste, tantôt des exposés historiques et philosophiques au style précis et exact, tantôt un véritable roman-poème (où, par exemple, l'Europe est comparée à un Océan débordé qui rentre dans son lit). La première édition comportait de nombreux et longs textes en français qui avaient donné lieu à des plaintes et à des moqueries : ils furent traduits ensuite.
Intérêt documentaire
Tolstoï a fait preuve d'un grand réalisme, d'une observation minutieuse, dans les tableaux de la noblesse et du peuple russes, et dans l'évocation des campagnes militaires.
La vie russe est décrite d'une façon complète dans cette immense fresque de la Russie. Tolstoï, qui était gonflé de russitude, observa des états d'âme collectifs.
Il peignit la société aristocratique sous ses divers aspects, à Saint-Pétersbourg, à Moscou, en province, et Dostoïevsky a pu dire qu'il s'en était fait «l'historiographe ... le scrutateur de l'âme de la noblesse à l'époque la plus glorieuse de la patrie».
Mais, dans les derniers volumes, il scruta aussi le peuple et sa misère, définit l'âme populaire russe dont les représentants les plus authentiques sont le soldat Platon Karatéïev et, sur un plan plus élevé, le général Koutouzov. Platon Karatéiev, moujik illettré qui est la vérité et la simplicité même, qui rayonne d'amour pour les êtres humains et n'attend rien d'eux, est «la personnification de tout ce qui est russe, de tout ce qui est bon et rond». Pierre Bézoukhov remarque le soin extrême qu'il apporte aux petites besognes quotidiennes, le tour vif et spontané de ses paroles. Surtout, il est sensible à sa profonde humanité qui vient d'un abandon naturel au courant de la vie et d'une acceptation sans réserve des événements, car il est dépourvu de tout orgueil personnel. Il lui semble être le bénéficiaire d'une expérience séculaire, d'une sagesse du peuple, de la collectivité dont il n'est qu'une partie. Quand il est tué par un soldat français, il connaît la suprême fusion dans le grand Tout dont il était issu et auquel il n'avait cessé de participer. Mais il a permis à Pierre de reprendre confiance, de s'apaiser, de retrouver un Dieu «qui est partout».
L'historien reconstitua la campagne de 1805-1806 avec Austerlitz et la campagne de 1812-1813 avec Borodino et l'incendie de Moscou, événements qui furent d'une importance capitale pour la Russie. Mais, dans le passionnant appendice à la fin du roman, Tolstoï insista sur la différence qu'il voyait entre la démarche de l'historien et celle du romancier pour aborder les personnages historiques : il les a fait vivre et évoluer dans des événements authentiques, s'inspirant en cela des "Misérables" de Victor Hugo, des "Bertrams" de Trollop, de "Chronique de Charles IX" de Mérimée. Les scènes militaires sont vraies, vivantes, car il a fait lui-même la guerre au Caucase et à Sébastopol. Et il s'est documenté avec soin, visitant les champs de bataille. Il a montré les batailles du point de vue d'une batterie, les conseils de guerrre dans les discussions mesquines de leurs membres et non dans de graves décisions qui ne sont jamais appliquées. Il a eu le souci des observations minutieuses, des détails inattendus qui s'imposent (les guêtres d'un officier au cours d'une bataille, un dialogue absurde qui se répète avec une insistance ridicule dans une situation dramatique, le pli d'une veste qui tout à coup attire l'attention et domine l'intérêt au milieu d'un discours ardu). Aucun traité d'histoire n'est plus vrai que la peinture qu'il a faite de la guerre de libération nationale, de la lutte patriotique contre l'envahisseur qu'il voit comme un gigantesque affrontement entre la volonté d'un homme du destin, Napoléon, auquel il oppose à un autre génie à ses yeux : Alexandre, et, surtout, le peuple russe menacé dans son être. Mais, même si l'étude des documents a été approfondie, elle ne lui a pas permis d'atteindre cette objectivité que certains critiques auraient aimé trouver dans son tableau. Il y a altération de certains moments historiques. Le sens de l'absurde introduit magiquement la notion de l'absolu. Ces rapports incessants entre le limité et l'éternel se révèlent dans le cadre de l'action, dans la foule des êtres humains mais aussi dans l'intimité des âmes.
Intérêt psychologique
Dans sa vision globale de l'Histoire, Tolstoï intègre des destins individuels, une centaine, qu'il a créés en se fondant, pour les aristocrates les plus importants, sur des membres de sa famille ou de celle de sa femme, tout un jeu d'identifications les ayant d'ailleurs amusées. Le Livre premier est dans une grande mesure une chronique familiale.
L'étendue du roman permit à Tolstoï de saisir toute une évolution d'existences diverses qui sont toutes dominées par une volonté qui transcende les individus et qu'il analyse avec une grande finesse dans leur comportement, leur langage et leurs émotions.
Il les a saisis d'abord dans leur adolescence, et on a pu dire que ce monde de l'adolescence avait trouvé dans son roman sa plus profonde expression artistique. Elle est caractérisée par un sens précoce de l'individualité que vient rehausser un goût inné, ingénu, de l'universel. L'adolescence constitue, avec ses expressions naïves de joie et de douleur, avec ses émotions et ses affections, une zone témoin permettant à l'être humain qui s'achemine vers son but ultime, de présager de quoi sera fait son destin.
Lors du passage de l'adolescence à la maturité, le contact magique se rompt : le monde adulte de Tolstoï est singulièrement aveugle, lourd de contingences ; c'est le monde où la guerre et la paix alternent dans leur tragique inutilité, monde qui devient fatalement sa propre victime. Si les meilleurs s'astreignent à une recherche intérieure secrète et inachevée, la majorité, poussée par les circonstances, se dirige vers des buts immédiats qui, sitôt atteints, s'évanouissent, puisque des humains sont incapables de comprendre leur destinée.
Le frivole et médiocre Anatole Kouraguine participe d'ailleurs à cet aveuglement au même titre que Napoléon. En effet, à l'un comme à l'autre, échappe le sentiment d'une fatalité dominante.
Natacha, la figure la plus attachante de la famille Rostov, est l'âme même de cette jeunesse, le symbole de cette vitalité qui anime les meilleurs personnages du livre. Pleine de vie et de joie, elle est capable d'influencer tous ceux qui l'entourent. Elle possède cette «lucidité du cœur» qui, selon les paroles de Pierre Bézoukhov, «lui tient lieu d'intelligence». Toutefois, elle est trop jeune pour se rendre compte du vide qui se cache derrière la brillante façade d'Anatole Kouraguine et, amourachée de l'amour, elle le préfère au prince André Bolkonski. Le regret de la rupture avec ce dernier provoque un tournant dans la vie de la jeune fille déçue par le séducteur : elle ne peut se pardonner l'erreur commise, et, désespérée, voudrait mourir. La mort de son jeune frère, Pierre, tué sur le champ de bataille, la sauve et lui rend la force de vivre, car elle l'oblige à veiller sur sa mère et à la consoler de son immense chagrin. Quand le prince André s'éprend d'elle, elle doit quitter prématurément le monde de l'adolescence, un monde nouveau s'ouvre à elle et elle est partagée entre l'angoisse et la joie ; elle est encore une petite fille curieuse de l'amour et, en même temps, elle assiste à la naissance d'une autre qui la force à s'interroger : «Est-ce possible? Est-il vrai que maintenant la vie n'est plus une plaisanterie, que je suis une grande personne, que j'ai à répondre de tous mes actes, de toutes mes paroles?» Au cours de l'année de séparation que lui a imposée le prince André, elle est tantôt effrayée, tantôt habitée par son amour. C'est ce trouble qui explique qu'elle ait connu le coup de foudre en rencontrant le bel Anatole : sa sensualité refoulée l'a submergée, elle n'a plus aspiré qu'à se perdre. Quand elle apprend qui il est vraiment, elle ne voit pas d'autre solution que la mort, et c'est seulement à partir de son suicide raté qu'elle peut recommencer à vivre. Elle reste hantée par le remords d'avoir fait du mal au prince André, mais, aidée par l'amitié de Pierre Bézoukhov, animée par l'activité qu'exige l'approche victorieuse de Napoléon, elle peut se réconcilier avec le prince qu'elle rencontre alors qu'il est blessé à mort. Leur amour se transforme en liaison spirituelle. Sauvée d'elle-même par la souffrance et le renoncement, elle peut renaître au côté de Pierre Bézoukhov et devenir une épouse au beau corps épanoui, la Femme russe idéale dont rêvait Tolstoï
André Bolkonski est un tourmenté secret, concentré sur lui-même, qui «éprouve sans cesse le besoin d'envenimer ses plaies», mais qui, lucide, tenace et énergique, masque sa sensibilité derrière un scepticisme ou un cynisme hautains. Aristocrate, il ne peut vivre que dans un cercle de valeurs parfaites. Il aspire d'abord à la gloire militaire puis se consacre à ses terres, se plonge dans la politique enfin dans l'amour, tentant de vivre un grand amour. Mais, passionné, il le veut immédiatement parfait. Aussi éprouve-t-il de la répugnance pour Natacha quand elle lui avoue sa faute et l'abandonne-t-il avec désespoir. Au cours de sa longe agonie, il la revoit et mesure à quel point de détachement il en est arrivé : il éprouve pour elle de l'affection et son amour à elle ne peut plus rien apporter à un vivant mais aide un agonisant à mourir. L'élément intellectuel prédomine chez lui : il est un représentant de l'esprit des Lumières, d'une génération vaincue, et il a la conscience aiguë d'être étranger au monde actuel. Pris entre l'ancien et le nouveau, sensible aux apports du nouveau, il est cependant finalement incapable de renoncer à son propre climat intellectuel et à la tournure de son propre esprit. Il est remarquable par sa dignité consciente. Pour Tolstoï, les individus qui représentent les générations passées peuvent malgré tout trouver leur propre vérité, même si elle n'est destinée qu'à eux et qu'elle reste impossible à communiquer aux humains de l'avenir
Pierre Bézoukhov, avec lequel l'auteur s'identifie manifestement, est le personnage central bien qu'il n'occupe pas toujours la scène. Il est l'opposé du prince André : c'est plutôt de l'attitude de Rousseau qu'il se rapproche. Gros et grand, il est gauche, émotif, expansif, communicatif, bon, plein d'intérêt pour ce qui l'entoure, animé d'un courage naïf. Enclin à la méditation, entravé par une vie intérieure trop intense pour ses facultés intellectuelles, porté à considérer les choses avec une simplicité primitive, bien que sentant intuitivement le contraste très net entre son attitude et celle des autres, manquant, de plus, de ce sens d'adaptation qui lui permettrait de trouver un compromis viable, le gros mais idéaliste Pierre Bézoukhov, qui cherche avec inquiétude la sérénité tour à tour dans la philanthropie, la franc-maçonnerie, la vie mondaine, le vin, le sacrifice, l'amour romantique, la conspiration décembriste contre le tsar, est, dès l'abord, une proie facile pour le monde dans lequel il se meut. Il y a en lui une certaine dose d'ingénuité et de bonhomie. Il est faible et subit l'influence des autres. Il s'abandonne à son imagination, se laisse prendre aux états d'âme provoqués par les circonstances avec une belle sincérité, en particulier lorsqu'il épouse Hélène. La vie active ne l'attire point, mais il est convaincu qu'il faut se rendre utile et faire le bien. Il se propose d'arriver à un perfectionnement moral. Il est déçu par la franc-maçonnerie, mais, grâce à elle, il peut connaître le peuple et spécialement le soldat Platon Karatéiev. La promenade de ce civil sur un champ de bataille rappelle celle de Fabrice del Dongo dans "La chartreuse de Parme" de Stendhal. Il est peut-être le premier et le plus grand de ces personnages de la littérature moderne qui assistent avec lucidité au déroulement de leur vie et sont capables d'un détachement plein d'angoisse.
Le résultat est le même pour André et pour Pierre, même s'ils sont différents et ont suivi des chemins différents : la vie est pour eux quelque chose de grave, un problème qui doit être résolu consciencieusement. L'un et l'autre en cherchent la solution, mais, tandis que le prince croit être parvenu au but en se consacrant à une activité pratique qui l'absorbe entièrement, Pierre ne s'arrête et ne se satisfait jamais. Pierre Bézoukhov est la préfiguration de l'homme nouveau.
Intérêt philosophique
La volonté philosophique de Tolstoï est affirmée, s'est affirmée très doctoralement dans les deux derniers livres dont les longs «chapitres doctrinaux» ont étonné à l'époque et ne cessent pas d'étonner. Certains, comme Tourguéniev, ont pu critiquer l'introduction de la philosophie dans le roman. Sa réflexion sur l'Histoire et sur l'être humain est nette :
Il célèbre l'âme populaire russe : Karataiev avec sa prière vespérale («Seigneur, faites-moi dormir comme une pierre et me lever comme le pain») exprime la soumission élémentaire, profondément religieuse de l'être humain à l'absolu qui le gouverne. En lui s'énonce déjà le principe de la non-résistance au mal, dans l'intime conviction que seules importent les manifestations de la bonne volonté. Koutouzov, héros national en harmonie avec l'esprit populaire, est le représentant éclairé d'une conception mystique de la vie dont, selon l'auteur, seul le peuple russe, contemplatif, patient, naturellement innocent jusque dans ses excès, peut porter le message au monde.
Face au déroulement de l'Histoire, Tolstoï s'interroge sur le rôle de la causalité et de la liberté, sur l'activité inconsciente, idée développée avec une certaine rigueur théorique dans les dernières pages du roman qui constituent un véritable traité, indépendant du reste de l'œuvre. Pour lui, ce n'est ni l'esprit de pénétration des généraux et des dirigeants, ni la tactique des états-majors qui doivent être considérés comme les facteurs décisifs dans les grands événements historiques : ils croient prévoir et commander (et Tolstoï ne leur épargne pas son ironie, ainsi à Napoléon cet «insignifiant instrument de l'Histoire», à Rostopchine, gouverneur de Moscou qui ne sait que mentir au peuple et lui donne en pâture un malheureux prisonnier politique) ; en réalité, tout dépend de l'action fortuite d'un exécutant, ou bien du mouvement spontané qui soulève ou qui abat à l'improviste et à la fois des armées entières. Par suite, le meilleur général est celui qui laisse faire, dort au conseil de guerre ou lit un roman à la veille du combat comme Koutouzov. Le plus grand sage est celui qui n'agit pas et se confie à la Providence, comme Karataïev qui est le personnage fondamental du livre, portant en lui les idées que Tolstoï développa par la suite : panthéisme, fatalisme moral, vie en accord avec la terre. Le principal acteur de tous les événements, qui sont prédéterminés par une foule de causes, ce sont les masses populaires, la force de volonté des âmes pures, unies dans un commun effort, leur obscur héroïsme et même leur passivité. Le peuple russe est instinctivement dans le vrai : ses réactions quotidiennes et son solide bon sens assènent des «coups de gourdin» à l'armée française. Il constate la disproportion entre les événements et la volonté des êtres humains.
Le titre, "Guerre et paix", ne doit pas tromper : il n'y a pas, pour Tolstoï, parallélisme, équilibre. Disciple en cela de Joseph de Maistre dont on reconnaît non seulement les idées mais les phrases mêmes), son surmoi dominant son atavisme, il pense que la guerre, même si c'est une guerre de libération nationale, est «un évènement contraire à la raison et à toute la nature humaine», «une chose effrayante qui ne s'accomplit point par la volonté des hommes mais par la volonté de Celui qui régit les hommes et le monde». Et la paix n'est que celle de la classe dominante. De Proudhon, auteur de "La guerre et la paix. Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens", il a pris le titre de son roman, la conception que la guerre et la paix sont deux fonctions alternant dans la vie de l'humanité, que la guerre est un phénomène moral générateur de sentiments, inspirateur d'art et de poésie, une représentation de Napoléon qui convenait à son dessein.
La mystique de Tolstoï est représentée par Pierre Bézoukhov : son œil clair et rêveur joue le rôle d'un écran sur lequel se reflète le monde ; il comprend, devenu mystérieusement sage, qu'il est dirigé par une fatalité latente, que le bonheur de l'être humain est d'accepter avec simplicité ce qui est. Aussi son incertitude n'a-t-elle de l'indécision que l'apparence ; en réalité, et il en est de plus en plus conscient, il ne fait que s'initier à la véritable contemplation. S'obstinant, dès son âge d'homme, à porter des jugements sur son entourage, il finit par comprendre que tout jugement n'est qu'une forme du relatif. Néanmoins, il reste toujours impuissant devant l'absolu. Il arrive alors que, grâce à la participation sereine de l'âme à toute action de la vie journalière, le geste réalisé sur le plan terrestre devient, sur un plan supérieur, une sorte d'adhésion à la vérité éternelle. C'est pourquoi Pierre n'agit presque jamais et que, lorsqu'il le fait, ses tentatives sont lourdes et gauches. Il n'est ni un mystique ni un saint ; il n'est point destiné à l'ascèse pure, mais doit réaliser cet accord entre le contingent et l'absolu qui exclut tout acte singulier ou héroïque afin d'arriver à l'équilibre. De là, cette plénitude humaine un peu passive que lui seul, parmi les personnages du récit, a pu atteindre.
Destinée de l'oeuvre
"Guerre et paix", la plus grande œuvre de la littérature russe, l'un des plus beaux monuments de la civilisation européenne, a été adapté au cinéma par King Vidor et Mario Soldati (1956), avec Mel Ferrer et Audrey Hepburn, et par Serguéi Bondartchouk (1965-1967).
Reproduit avec l'autorisation de l'auteur :André Durand -Comptoir littéraire