(Je n’ai retrouvé ni les dates ni les circonstances Selon une des notes certains au moins auraient été écrits pendant la guerre 1914-1918)
Ces textes, je les ai lus avec un immense plaisir. Ils nous font entrer dans l’intimité de Romain Rolland et nous en sont d’autant plus précieux .
Le premier des essais nous raconte son cheminement en compagnie du célèbre dramaturge Anglais depuis ses premières années d’enfance , dans la maison de Clamecy, jusque bien plus tard avec sa régulière réapparition lors des différentes étapes de sa vie qui lui faisaient porter sur Shakespeare de nouveaux regards sans entamer sa fidélité et son admiration. Cela vaut il me semble l’histoire d’une longue amitié.
I Shakespeare
Quand il vint me trouver pour la première fois, j’étais encore enfant. Comment était-il entré dans la vieille bibliothèque de province nivernaise ? Mon grand-père avait acheté l’ouvrage en livraisons, aux temps du romantisme, alors qu’il était étudiant à Paris. La traduction était bien terne ; mais elle avait beau étouffer la voix, c’était comme une bande d’oies sauvages, dont les cris passaient, au-dessus des cheminées et des tuiles hâlées, dans le ciel lointain. Un frisson de vie libre et dangereuse ébranlait, un moment, la quiétude de la maison bourgeoise. Il y avait aussi un volume de gravures qui formaient une galerie des Femmes de Shakespeare. Certaines de ces figures, la musique de leurs beaux noms, pénétraient d’un trouble mystérieux et tendre mon coeur d’enfant. Jamais je n’ai oublié ces syllabes magiques : Viola, Perdita, Miranda, Imogène
… La bibliothèque occupait le premier étage d’une aile inhabitée. Nul bruit que parfois, dans l’écurie au-dessous, le sourd piétinement d’un cheval dans la paille, et le halement d’un câble, le grincement d’un lourd bateau, qui passait lentement sur le canal verdâtre, au pied de la maison … J’étais avec mes livres, grimpé dans un vieux fauteuil, entouré d’un cercle de chaises, qui formaient, dans mon esprit, une barrière infranchissable entre le monde et moi. Au centre de ce rond des fées, je me sentais à l’abri, comme sur la tour des rêves ; et, sans trop bien comprendre, peureux et curieux, j’écoutais bruire la forêt. Ses teintes s’harmonisaient avec les bleus de paon et les verts moussus des lambeaux de tapisseries de Bourgogne, jetées sur le carreau, où je voyais à mes pieds l’étang fleuri d’Ophélie et d’étranges oiseaux plus grands que les châteaux …
Plus loin , plus tard , élève de lycées parisiens Romain Rolland découvre le théâtre des grands classiques français et surtout Corneille qui rivalise dans son esprit avec le dramaturge anglais . De cette confrontation Shakespeare sort vainqueur. Tout en conservant son admiration pour le grand théâtre classique , Romain Rolland écarte le fanatisme autorisé par l’exaltation des héros et la rigueur de la raison qui peuvent, "en desséchant les sources les plus humaines de la vie, mener au sublime comme à l’absurde", et choisit l’humanisme qu’il reconnait en Shakespeare.
à :
« la voie triomphale, droite, pavée et bordée d’édifices de marbre qui monte par des arcs héroïques vers des temples, avec l’imperator discourant sur son char, précédé des licteurs, suivi des légionnaires, la voie éloquente et armée( « Je suis maître de moi comme de l’univers »Cinna V3 )
Plutôt :
« Dichtung und Warheit , Dichtung in Warheit » du romantisme allemand, la poésie du vrai , le souple chemin des champs qui sait se plier au sol, s’adapte à ses caprices, se moule sur son corps, suit le cours des ruisseaux, au lieu de les franchir sur de somptueux viaducs et s’efforce plutôt de s’unir à la nature que de la soumettre à sa volonté comme fièrement le proclame l’inscription fameuse de la voie cornélienne « j’essaie non pas de me soumettre aux choses, mais que les choses se soumettent à moi ».
Un temps évincé par la lecture des écrivains russes Tolstoi et Dostoievski, Romain Rolland , à l’Ecole du Palazzo Farnèse de Rome, renoue avec Shakespeare dont nombre de ses pièces ont pour cadre la Renaissance italienne . Il y écrit ses premières pièces de théâtre (Orsino, Empedocle, les Baglioni, Caligula, le siège de Mantoue, Niobé) qu’il jugera plus tard défavorablement « Naïves et imitations candides », et qui passeront inaperçues. Il abandonne le Théâtre vers 1900.
Il se consacre à Beethoven et bientôt à son Jean Christophe. Pendant la guerre c’est un nouveau Shakespeare qu’il retrouve :
« L’homme libre d’esprit, libre des superstitions de son temps et du nôtre, libre des conventions, des traditions de l’usage , l’homme qui ne veut pas être prisonnier même de son serment (Menecius de Coriolan II1 et V6)
II La pitié de Shakespeare
Peu d’amis, peu de livres résistent à l’épreuve des jours que nous traversons. Les plus aimés trahissent, on ne les reconnaît plus. C’étaient les compagnons des heures légères. La bourrasque les emporte, plantes à fleur de sol qu’arrache un coup de vent. Il ne reste que les âmes aux profondes racines. Beaucoup, d’humble apparence, à qui l’on ne prenait point garde dans la vie ordinaire. Et un petit nombre de hauts esprits, qui s’élèvent comme des tours au milieu de la plaine et paraissent plus grands par-dessus tant de ruines. Je retrouve celui qui abrita les rêves de ma vie, depuis mes jours d’enfance, le vieux chêne Shakespeare. Pas une de ses branches ne s’est brisée, pas un rameau ne s’est flétri ; et la tempête qui aujourd’hui sur le monde fait houler puissamment cette grande lyre vivante.
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Mais le bienfait unique de la lecture de Shakespeare est qu’on y goûte la vertu la plus rare et dont on a le plus besoin, à cette heure : le don d’universelle sympathie, d’humanité pénétrante, qui fait qu’on voit les âmes des autres comme son âme propre.
III La Vérité dans l’œuvre de Shakespeare
Un des points sur lesquels les hommes de tous les temps sont d’accord, c’est l’amour platonique qu’ils professent pour la vérité, et la peur très réelle qu’ils en ont. Cette peur, ils la manifestent déjà en ce qu’ils ne veulent point la reconnaître et savent mauvais gré à ceux qui la leur signalent. Le mot de Vérité est sur toutes les bouches ; mais qui donc en applique le sens ? Ce serait, semble-t-il, le rôle des penseurs, des écrivains, dont la vue est aiguisée par l’habitude de l’observation et de l’analyse. Mais il leur faudrait pour cela autant de courage que d’intelligence. Et si celle-ci n’est pas commune, celui-là est exceptionnel. On ne s’en doute pas d’abord, quand on entre dans la carrière des lettres, en novice enthousiaste et confiant, qui croit que la seule difficulté est de trouver à ce qu’on pense l’expression d’art exacte, mais qui peu à peu s’aperçoit que la plus grande difficulté est de vouloir dire ce qu’on pense, bien plus : d’oser le penser : car la conscience, sourdement insatisfaite des limites qu’elle pose à sa véracité, se cherche un remède dans l’assoupissement ; elle se ferme les yeux, et ne pense plus qu’à moitié : jusqu’ici, pas au-delà ! Comme ces enfants qui jouent et finissent par se convaincre que s’ils sautent d’un pas hors de la ligne de craie tracée sur le pavé, ils tombent dans l’abîme que leur imagination crée. Un tout petit enclos de l’âme humaine, étroitement bordé par les haies d’épines des conventions sociales et les fossés des préjugés. L’esprit paît docilement l’herbage réservé. À peine quelques bestiaux, plus hardis, risquent un regard par-dessus la barrière.
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IV Le génie créateur
Le visage des grands drames de Shakespeare est tragique ; leur pensée est terrible. Et pourtant, l’impression générale est lumineuse. Où est le soleil caché ?
La première réponse , celle qui se présente le plus facilement à l’esprit, c’est qu’une œuvre aussi vaste embrasse tout ce qui est, la joie et la douleur, et que l’une corrige l’autre . Elle est comme la nature : chacun y peut puiser ce dont il a besoin ; et l’instinct secret des hommes les poussant vers la joie, c’est le rêve de la joie qu’ils retiennent le mieux ; la mémoire complice du cœur, laisse retomber les voiles sur les images tristes .
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Et nous entrons ici au cœur de la question , qui , dépassant Shakespeare , touche à l’essence de l’art : la libération de l’esprit par l’art.
… Le sentiment de rêve pénètre le génie de Shakespeare. Chez aucun autre poète dramatique, il n’est aussi profond et aussi essentiel.
Il saisit par bouffées ses héros tragiques, au milieu de l’action, et fait d’eux des somnambules qui se voient comme Macbeth, suspendus sur l’abîme.
Nous sommes faits de la même étoffe que les rêves et notre pauvre petite vie est environnée de sommeil (La Tempête, IV,1)
Source :Rolland, Romain. Quatre essais sur Shakespeare (French Edition) . République des Lettres. Édition du Kindle.