vendredi, 18 décembre 2020 17:45

Correspondances avec S. Zweig 1928-1940

Évaluer cet élément
(0 Votes)
correspondances  1928-1940 correspondances 1928-1940

"13 août 1935"
Lettre de   Stefan  Zweig  à  Romain  Rolland

Romain  Rolland  s'était  rendu  en  URSS du  23 juin au 20 juillet  1935 et  avait exprimé  son  enthousiasme dans  une  lettre à son  ami  du  5 août 1935. 
Les  écrivains sont  à  la veille  des procès  de  Moscou,  3 ans avant l' Anschluss, 3 ans avant les  accords de  Munich ....Dans cette  émouvante  correspondance apparaissent  , exprimées avec  toute  la delicatesse  de   Stefan  Zweig , les  divergences d'opinion auxquelles était confrontée leur  profonde amitié.  Zweig était  loin  de partager  l'enthousiasme à l'égard de  Moscou   de Romain  Rolland ,  lequel  reprochait   à son  ami  un  "optimisme   naïf " sur la politique  hitlérienne  et souhaitait  de sa  part  un  engagement  plus radical.

   Mon cher ami,  je  suis  plus  heureux que je  ne  puis  l’exprimer de vous  savoir  retourné  en  bonne santé . Votre énergie  a triomphé de  toutes  les fatigues du voyage et maintenant  vous  pouvez réunir  vos  impressions. Je  ne doutais  pas que  la chaleur  humaine, qui  est  nulle  part  aussi  violente et généreuse  qu’en  Russie,  vous  ait  ému ; Je  l’étais aussi  quand j’avais  l’occasion de voir  cet admirable  pays . Et  vous  aurez tant  à nous  raconter ! Non  je ne  doute pas de l’élan qui porte  et  enflamme  la  jeunesse russe – je crains  seulement  que  le  même  élan n’enivre  aussi  la jeunesse  hitlérienne et fasciste. Je sais que  ces cortèges  de   cent  mille et  millions, avec  leur  sincère élan, sont un  prodigieux  spectacle et qu’il  est  impossible de se  soustraire  à  l’admiration ;   mais  hélas  on admire  aussi  les grandes  parades  de  Mussolini  et  Hitler.  C’est la  masse  et  leur  élan ,  qui  sont   en  elles-mêmes d’une  beauté neuve  et  fascinante(  car seul  notre  siècle  a trouvé  l’art de  réunir  les grandes foules et de  les comprimer  dans  un  seul   faisceau de  volonté et  d’enthousiasme). J’ai toujours  la  peur  que  toutes ces admirables jeunesses dans  leur  enthousiasme  commun  ne pensent  plus,  mais soient « entrainées  par une   pensée commune, qui  leur  est  infusée. Oui,  je suis ému  chaque fois,  mais  le vieux, l’inguérissable   individualiste en  moi  se  méfie. Et  j’aime encore  mieux ceux qui  vont   isolément leur  chemin  ou  nagent contre  le torrent. C’est faux  peut-être  et  je  conçois complètement le  sens fécond de  ces  grandes  fraternités. Mais  je  vois aussi  le  danger. Qui  est-ce  qui  osera quitter les rangs quand il  n’approuve  plus  la direction  de  la marche ?  Ne  me croyez pas insensible  à  cette  concentration des forces vivantes du  peuple,  mais  je ne  veux  pas,  non, je ne veux  pas  oublier  le  grand danger de cette  dispersion  de   la  propre  volonté dans  la volonté de masse. J’aime encore et toujours  les  isolés,  qui ont combattu  pour  les grandes  idées,  mais en  refusant  de   se  mettre en  rang  et en  uniforme ;  mon  livre  sur  Sébastien Castellion en  fera  la  preuve.  Quelle  belle figure  inconnue ! Je crois que  vous  l’aimerez.

Mais  pour  le  moment,  le  livre  est  loin d’être  terminé. Je  préparer  en  ce  moment la rédaction  d’un  manifeste avec des amis (1) sur  les derniers évènements de la situation en   Allemagne. Vous savez  que  j’ai  gardé  le  silence,   parce que  je déteste  la  polémique   inefficace ; j’espère  maintenant,  pour  la  première fois, que  nous réussirons  à  faire  une  manifestation  qui  aura son  retentissement  et son  effet. Peut-être que je dois faire le  voyage en  Suisse pour  rencontrer les autres,  je  ne veux  pas faire un  tel  manifeste tout  seul. Mais tout  est  préparé. Et  peut-être que  je  pourrais venir  pour  un jour et demander votre  conseil. N’en parlez à  personne.  Il  y a des obstacles  encore  à  surmonter.  Mais  nous sommes –les  plus  modérés aussi – de  l’avis  qu’en  face  des derniers évènements une action  est  indispensable.  Il  y a  en  Allemagne  un  malaise  général – excepté  chez la jeunesse et  les «  Kleinbürger » (les  petites bourgeois)qui  sont tout captivés- . Mais tous  les  intellectuels sont  déjà   guéris,  même  les  plus  bornés. Personne   ne  peut dire comment   cela  finira. Mais  plus de  silence  maintenant. Il  n’y a  plus  l’espoir  que   la raison en  Allemagne triomphe,  tant que  les Hitler,  Goebbels et  Stricher restent. J’étais trop  optimiste,  je  l’avoue, car  je n’ai pas cru  possible un tel  degré  de  folie  froide (voilà ce qui  est terrible :  c’est  une  folie froide, systématique, organisée, sans  l’excuse  de  l’intoxication).

Un  de  ceux qui  regrettent, trop  tard, c’est  notre ami   Richard Strauss.  Mon  libretto lui  a cassé  le cou (2) .Il est  assis maintenant entre deux chaises,  mais  il est en   grande compagnie dans  cette position.  La  musique pour  la Schweigsame Frau est  sans  invention, mais  admirable  de  technique :  sa  main d’artiste  a  trouvé  de  nouveaux  raffinements,  mais  la  mélodie  l’a  quitté.

   Comme je regrette  que  vous  n’ayez  pas  vu  chez  moi Toscanini et  Walter,  ils  aimeraient tant vous  connaitre.  Quel  homme  ardent  Toscanini ! J’espère que vous avez  lu  mon  essai  sur  lui. Mais  il  n’en  dit  pas  assez !  Il  brûle  d’énergies  occultes, impossible de  se soustraire  à  lui.

J’espère  mon cher ami,  pouvoir   vous voir en   Septembre. J’en  ai  besoin.  Et   je voudrais voir  comment  on se  porte à la veille   de devenir  patriarche  biblique ?  Il faut   apprendre des  maitres  de la vie leur art.

Amitiés  à votre femme et  à   Melle  Madeleine.  Et  fidèlement  votre 

Stefan  Zweig

 

  • 1) Stefan Zweig et  d’autres  personnalités  d’origine juive,  parmi  lesquelles Max  Brod,  Alfred  Donath, et  les grands  rabbins  de Vienne,  Varsovie et  Stockholm,  projetaient  de publier  une déclaration  commune pour protester contre la  multiplication  des actes antisémites en  Allemagne : «  J’ai  eu  ici  de  longues  conversations avec   Waitzmann et  nous avons  abouti  à  la conviction  que , eu  égard à la situation  Allemande,  il est  indispensable de  mener  une  action  commune décisive qu’il  faudrait concevoir et réaliser jusque dans  les  moindres détails ….  Il s’agit  d’un  manifeste adressé  au  monde  entier et que  les  plus grands signeront » …
         2)Après  trois représentations, la femme  silencieuse  fut  retirée  des  scènes allemandes et  Richard Strauss sommé  de   démissionner de son poste de  président  de  la  Reichmusikkammer, officiellement   pour «  raison  de  santé »…. 
Lu 2727 fois Dernière modification le jeudi, 12 août 2021 17:06
Plus dans cette catégorie : « Quatre essais sur Shakespeare

Laissez un commentaire

Assurez-vous d'indiquer les informations obligatoires (*).
Le code HTML n'est pas autorisé.