Romain Rolland s'était rendu en URSS du 23 juin au 20 juillet 1935 et avait exprimé son enthousiasme dans une lettre à son ami du 5 août 1935.
Les écrivains sont à la veille des procès de Moscou, 3 ans avant l' Anschluss, 3 ans avant les accords de Munich ....Dans cette émouvante correspondance apparaissent , exprimées avec toute la delicatesse de Stefan Zweig , les divergences d'opinion auxquelles était confrontée leur profonde amitié. Zweig était loin de partager l'enthousiasme à l'égard de Moscou de Romain Rolland , lequel reprochait à son ami un "optimisme naïf " sur la politique hitlérienne et souhaitait de sa part un engagement plus radical.
Mon cher ami, je suis plus heureux que je ne puis l’exprimer de vous savoir retourné en bonne santé . Votre énergie a triomphé de toutes les fatigues du voyage et maintenant vous pouvez réunir vos impressions. Je ne doutais pas que la chaleur humaine, qui est nulle part aussi violente et généreuse qu’en Russie, vous ait ému ; Je l’étais aussi quand j’avais l’occasion de voir cet admirable pays . Et vous aurez tant à nous raconter ! Non je ne doute pas de l’élan qui porte et enflamme la jeunesse russe – je crains seulement que le même élan n’enivre aussi la jeunesse hitlérienne et fasciste. Je sais que ces cortèges de cent mille et millions, avec leur sincère élan, sont un prodigieux spectacle et qu’il est impossible de se soustraire à l’admiration ; mais hélas on admire aussi les grandes parades de Mussolini et Hitler. C’est la masse et leur élan , qui sont en elles-mêmes d’une beauté neuve et fascinante( car seul notre siècle a trouvé l’art de réunir les grandes foules et de les comprimer dans un seul faisceau de volonté et d’enthousiasme). J’ai toujours la peur que toutes ces admirables jeunesses dans leur enthousiasme commun ne pensent plus, mais soient « entrainées par une pensée commune, qui leur est infusée. Oui, je suis ému chaque fois, mais le vieux, l’inguérissable individualiste en moi se méfie. Et j’aime encore mieux ceux qui vont isolément leur chemin ou nagent contre le torrent. C’est faux peut-être et je conçois complètement le sens fécond de ces grandes fraternités. Mais je vois aussi le danger. Qui est-ce qui osera quitter les rangs quand il n’approuve plus la direction de la marche ? Ne me croyez pas insensible à cette concentration des forces vivantes du peuple, mais je ne veux pas, non, je ne veux pas oublier le grand danger de cette dispersion de la propre volonté dans la volonté de masse. J’aime encore et toujours les isolés, qui ont combattu pour les grandes idées, mais en refusant de se mettre en rang et en uniforme ; mon livre sur Sébastien Castellion en fera la preuve. Quelle belle figure inconnue ! Je crois que vous l’aimerez.
Mais pour le moment, le livre est loin d’être terminé. Je préparer en ce moment la rédaction d’un manifeste avec des amis (1) sur les derniers évènements de la situation en Allemagne. Vous savez que j’ai gardé le silence, parce que je déteste la polémique inefficace ; j’espère maintenant, pour la première fois, que nous réussirons à faire une manifestation qui aura son retentissement et son effet. Peut-être que je dois faire le voyage en Suisse pour rencontrer les autres, je ne veux pas faire un tel manifeste tout seul. Mais tout est préparé. Et peut-être que je pourrais venir pour un jour et demander votre conseil. N’en parlez à personne. Il y a des obstacles encore à surmonter. Mais nous sommes –les plus modérés aussi – de l’avis qu’en face des derniers évènements une action est indispensable. Il y a en Allemagne un malaise général – excepté chez la jeunesse et les « Kleinbürger » (les petites bourgeois)qui sont tout captivés- . Mais tous les intellectuels sont déjà guéris, même les plus bornés. Personne ne peut dire comment cela finira. Mais plus de silence maintenant. Il n’y a plus l’espoir que la raison en Allemagne triomphe, tant que les Hitler, Goebbels et Stricher restent. J’étais trop optimiste, je l’avoue, car je n’ai pas cru possible un tel degré de folie froide (voilà ce qui est terrible : c’est une folie froide, systématique, organisée, sans l’excuse de l’intoxication).
Un de ceux qui regrettent, trop tard, c’est notre ami Richard Strauss. Mon libretto lui a cassé le cou (2) .Il est assis maintenant entre deux chaises, mais il est en grande compagnie dans cette position. La musique pour la Schweigsame Frau est sans invention, mais admirable de technique : sa main d’artiste a trouvé de nouveaux raffinements, mais la mélodie l’a quitté.
Comme je regrette que vous n’ayez pas vu chez moi Toscanini et Walter, ils aimeraient tant vous connaitre. Quel homme ardent Toscanini ! J’espère que vous avez lu mon essai sur lui. Mais il n’en dit pas assez ! Il brûle d’énergies occultes, impossible de se soustraire à lui.
J’espère mon cher ami, pouvoir vous voir en Septembre. J’en ai besoin. Et je voudrais voir comment on se porte à la veille de devenir patriarche biblique ? Il faut apprendre des maitres de la vie leur art.
Amitiés à votre femme et à Melle Madeleine. Et fidèlement votre
Stefan Zweig
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1) Stefan Zweig et d’autres personnalités d’origine juive, parmi lesquelles Max Brod, Alfred Donath, et les grands rabbins de Vienne, Varsovie et Stockholm, projetaient de publier une déclaration commune pour protester contre la multiplication des actes antisémites en Allemagne : « J’ai eu ici de longues conversations avec Waitzmann et nous avons abouti à la conviction que , eu égard à la situation Allemande, il est indispensable de mener une action commune décisive qu’il faudrait concevoir et réaliser jusque dans les moindres détails …. Il s’agit d’un manifeste adressé au monde entier et que les plus grands signeront » …