"La guerre n'était pas pour effrayer Annette. Elle pensait Tout est guerre !"
Marc son fils lui échappe, échappe à ses espérances , à son immense amour maternel.
J'ai retenu ce très beau texte , ce moment où l'adolescent en révolte ,est confronté à une nouvelle réalité , celle de la rivalité des classes sociales .
« Lutte de classes , rencontre du jeune Marc avec les ouvriers.
Il est vrai qu’Annette baignait alors en pleine confusion. Elle acceptait encore la guerre, en se refusant à en accepter l’ignominie, qui est l’immonde haleine du carnassier. Elle s’arrêtait à mi-chemin de la pensée ; elle n’osait pas regarder au fond. Aussi avait-elle peine à motiver ses révoltes par des raisons de l’esprit. Il lui suffisait, pour se guider, de son sens intérieur. –C’était trop peu pour Marc. Un homme a besoin d’idées nettes – fausses ou non – afin d’étiqueter ses passions.
Des idées nettes Marc en trouva, à poignées, chez les logiciens de la pensée ouvrière. Toutes leurs révoltes étaient rigoureusement déduites et construites sur des échafaudages de chiffres et de faits. – La parole sans apprêt, lente, tâtonnante, monotone, de Merrheim, qui cherche le mot juste, ne dépassant pas la pensée, cette honnêteté grandiose, qui était comme Phocion, la hache de l’éloquence ; - la tranquille bonhomie de Monatte, qui se désintéresse de soi et de vous, pour suivre exactement la succession des faits observés ; - la précision d’acier, la passion comprimée de Rosmer, qui a peur, en se livrant, de trahir l’idée ; - cette chaleur glacée eut sur l’adolescent sceptique, violent, fiévreux, un effet bouleversant. Le caractère clandestin auquel ces réunions étaient contraintes, le danger incessant qui pesait sur ces petites catacombes, l’oppression de sentir la masse énorme des nations, qui tenait sous son poing ces « vouleurs » de justice, ces chercheurs de vérité, et leur lumière voilée, -soufflaient à la révolte, malgré la froideur des chefs, un esprit religieux. Il transfigurait, par feux de phare à éclipses, ces visages ternes, ces yeux las .
Et l’orgueilleux petit bourgeois se sentit humilié par tel de ces artisans, qui le dépassaient, du cœur.
Pitan, -le père Pitan, comme on l’appelait, bien qu’il n’eut pas atteint la quarantaine,- un petit homme maigre, agile, à la tête trop grosse pour le corps. La première chose qui frappait en lui était la barbe noire, qui mangeait le visage, les grosses lèvres enfouies sous les poils. Il avait le teint jaune, le nez épaté, des yeux bruns en velours, où la pupille se confondait avec l’iris, comme d’un barbet.
Quand Marc, aux réunions, promenait son regard dans la salle, il rencontrait ces yeux et leur grave sourire. Pitan était des rares, parmi les compagnons, qui parut s’intéresser aux hommes, non pas seulement pour l’idée(ou pour son intérêt propre) , mais pour ce qu’ils étaient des hommes, par amour humain, - comme un chien. Le jeune bourgeois l’attirait : il devinait sa gêne. Et l’instinct de Marc l’avertit du terre-neuve qui venait à lui, en nageant à travers le courant. Ils se rejoignirent.
Pitan était raccommodeur de faïences et porcelaines, ambulant. Il avait en banlieue un petit magasin , où il effectuait ses travaux les plus délicats ; et son ingéniosité lui avait fait adjoindre à son métier la réparation d’objets de toutes matières, bois ou pierre, ou fragiles bibelots. Travailleur libre, il pouvait, mieux que ses compagnons d’usines et d’ ateliers, disposer de son temps ; et il le prodiguait pour la cause. Il s’offrait à porter, d’un bout à l’autre de Paris, les convocations, les brochures, à secouer les oublieux, à éveiller les endormis, à battre le rappel. Marc profita de quelques après-midi de congé dans son lycée, pour accompagner Pitan. Il fut vite fatigué. Ni mauvais temps, ni distance, ne comptait pour Pitan . Il allait, il allait de son pas clopinant, dur et sec, de vieux troupier. Il ne s’arrêtait guère, que la tâche ne fut accomplie ; et il ne buvait point. On le plaisantait sur ses vœux de tempérance et de chasteté : car on ne lui connaissait pas de liaisons, et il n’était pas marié. Il vivait avec sa vieille mère, qu’il cachait jalousement, et qui le tyrannisait. Fils d’un alcoolique, il avait vu enfant, les ravages du mal ; et il en portait les tares dans sa constitution secrètement rongée. Il lui devait sans doute d’être réformé. Mais c’était aussi la raison pour laquelle il s’interdisait le mariage. Quoique cette vie ne fut pas gaie, il paraissait heureux. Quelquefois cependant , une brume de mélancolie trainait dans son regard. Il avait des périodes de fatigue épaisse, pendant lesquelles il fuyait, se terrait, léthargique, la langue liée, le cerveau comme paralysé. Alors, les camarades qui ne s’étaient pas soucier de lui pendant son absence, trouvaient naturel de le charger, pour la cause, de toutes les tâches qu’ils esquivaient. Et Pitan repartait en course, rentrant à la nuit tombante, ou au milieu de la nuit, quand la dernière feuille était distribuée, - fourbu, trempé, satisfait.
Marc n’était pas de force. Pitan le prit en pitié : et , sans le lui laisser voir, il trouva des raisons pour faire halte et souffler.
La parole de Pitan était lente, calme, sans arrêt : elle s’épanchait comme l’eau unie d’un canal entre les deux écluses de ses périodes de mutisme ; l’impatience de Marc tentait en vain de l’interrompre : Pitan, souriant, le laissait parler, puis, tenace, se remettait à dévider sa pensée. Il était insensible à l’ironie. Il ne s’en faisait pas accroire sur la valeur de sa parole. Sa parole lui était un besoin d’éclaircir sa pensée. Il ne le pouvait qu’en l’extirpant de la glaise de silence où son esprit était englué. Il lui fallait aérer cette lourde vie intérieure, envasée pendant ses éclipses d’hémiplégie bisannuelles. Penser, pour lui, c’était penser tout haut. Et puis il avait besoin d’un autre, pour se penser soi-même. Ce solitaire était né fraternel.
Parler ne l’empêchait pas d’observer, d’écouter. Marc s’aperçut, longtemps après, que tout ce qu’il avait dit, Pitan l’avait retenu, médité, tourné et retourné, comme avec une bêche.
Il crut avantageux de faire parade devant lui, ainsi que devant les autres, de ses déboires de petits bourgeois, de ses révoltes de collégien, qui s’émancipe des préjugés et des obligations de sa classe. Casimir et ses compagnons lui en avait tenu compte, - sans se départir de leur attitude de supériorité. Ils avaient l’air de lui décerner un bon point : ce qui flattait Marc, mais qui le mortifiait. Pitan ne manifesta ni louange ni dédain. Il hochait la tête tandis que Marc se racontait ; puis il reprenait son soliloque… Mais plusieurs jours après, attendant la sortie d’ouvriers, à distance d’une usine, entre les hauts murs alignés d’où s’allongeaient les cous rouges des gigantesques cheminées et les anneaux pesants de leurs fumées, Pitan , sans autre exorde dit :
-Tout de même , vous feriez mieux d’être chez vous, Monsieur Rivière.
(Il était le seul à ne pas le tutoyer.)
Marc fut stupéfait :
-Chez moi ? où ?
- A votre école.
Il protesta :
- Mais Pitan ! Vous trouvez que j'ai tort de venir avec vous, d'apprendre comment vous pensez et comment vous vivez ?
- Non bien sûr, ça ne peut pas faire de mal de savoir comment nous sommes faits, nous autres... Seulement, Monsieur Rivière, voilà ! Vous ne saurez jamais.
- Pourquoi ?
- Parce que vous n'êtes pas des nôtres.
- C'est vous qui dites cela, Pitan ? Je viens et vous me repoussez !
- Non, non Monsieur Rivière. Vous venez, et je suis content de vous voir. On vous remercie de votre sympathie...Mais cela n'empêche pas que vous êtes et que vous serez toujours chez nous un étranger.
- Vous ne l'êtes pas pour moi.
- Voyons ! …Derrière ces murs, il y a des ouvriers. Qu’est-ce que vous connaissez de la vie de ces ouvriers ? On peut vous dire ce qu’ils font, on peut vous dire ce qu’ils veulent, ce qu’ils pensent, et même ce qu’ils souffrent. Mais est-ce que vous le sentez ? Lorsque j’ai mal aux dents, vous vous apitoyez ; mais si vous n’avez pas mal , vous ne sentez pas mon mal.
- J’ai mon mal , moi aussi .
- Je ne m’en moque pas, comme font ceux-là qui disent qu’auprès de la vraie souffrance de ceux qui sont condamnés à une vie de misère, la souffrance bourgeoise est un luxe, fabriquée pour les inoccupés. C’est du luxe, peut-être, - hors la maladie et la mort, bien entendu, - quoique même la maladie et la mort ne soient pas les mêmes pour tous…
- Elles ne sont pas les mêmes ?
- Non, non Etre malade et mourir, bien tranquille, dans son lit, sans avoir à songer à ce qui adviendra des nôtres, - c’est du luxe , ça aussi . Mais ceux qui vivent dans le luxe ne s’en aperçoivent plus ; et pour quoi que ce soit qu’on souffre, réel ou fabriqué, la souffrance n’est jamais du chiqué. Aussi je les plains tous, les vôtres et les nôtres. Chacun a ses ennuis, qui sont faits à sa mesure… Seulement ils ne se ressemblent pas.
- On est pareils.
- Mais la vie ne l’est pas…Tenez, le travail , qu’est-ce que c’est pour vous ? Vous dites – (vous, les vôtres, aussi bien les meilleurs que le les pires, oui, même les sangsues qui vivent de la peine des autres) – vous dites que le travail est beau, que le travail est sacré, et que qui ne travaille pas n’a pas le droit d’exister… C’est parfait. Mais est-ce que vous vous faites seulement une idée du travail par contrainte, sans relâche, sans pensée, sans espoir d’en sortir, le travail asphyxiant, aveuglant, empoisonnant, le travail attaché à la meule, comme une bête qui tourne, jusqu’à l’heure de liberté, qui est l’heure où on crève ? Est-ce qu’il est sacré ? Et ces autres qui en vivent, après l’avoir ainsi déshonoré, est-ce qu’ils ne resteront pas toujours, pour nous, des étrangers ?
- Mais moi , je n’en vis pas !
- Vous en vivez aussi. Votre jeunesse abritée des soucis, de la faim, votre école, vos loisirs d’apprendre tranquillement, pendant des années, sans avoir à songer au pain quotidien…
Du coup, Marc se souvint, pour se défendre, de ce qui n’avait jamais occupé sa pensée :
- Ce n’est pas à votre travail que je le dois, c’est à celui de ma mère.Pitan, intéressé, se fit raconter la vie courageuse de la mère. En la décrivant, Marc la découvrait ; à sa fierté se mêlait une confusion , qu’un mot de Pitan éclaircit :
- Eh bien, mon ami , dit tranquillement celui-ci , après qu’il eut fini, - l’exploitée, c’est donc elle.
Marc n’aimait pas qu’on lui apprit son devoir.
- Ceci, c’est mon affaire, Cela ne vous regarde pas.
Pitan n’insista point. Il souriait.
Les ouvriers sortaient de l’usine. Il se leva et alla vers eux. Il en connaissait plusieurs ; il échangea quelques mots, en distribuant ses feuilles. Mais ils étaient pressés d’enfourcher leur bécane et d’aller souper. Ils dépliaient à peine la feuille, ou ils disaient :
- Ça va, ça va !...
Et les mains dans les poches, ils ne la prenaient même pas. Trois ou quatre s’arrêtèrent pour causer. Marc restait à l’écart, et il ne le sentait que trop :
- « Je suis un étranger. »
Quand Pitan revint vers lui , Marc, après un moment, marchant à ses côtés, se remit à parler :
- Vous ne me l’avez pas appris, Pitan. Je l’avais bien Casimir et les autres, ne sont jamais avec moi des camarades. Quelquefois ils me flattent ; et d’autres, ils m’humilient. Ils ont l’air d’être fiers de moi et contre moi. Fiers de m’avoir comme otage de la bourgeoisie à mépriser.
- Héhé ! (Pitan riait doucement) Il ne faut pas à présent exagérer dans le contraire. Mais quelque chose est vrai. Et c'est parce que je l'ai senti que je vous l'ai dit.
Marc s’arrêta, frappa du pied, et cria :
- C’est injuste !
Il se détournait pour qu’on ne vit pas sa faiblesse : ses larmes près de jaillir. Pitan lui passa son bras sous le bras ; ils continuèrent à marcher.
- Oui, dit après quelques pas Pitan qui avait médité, il y a beaucoup de choses injustes. Presque tout est injuste dans cette société. C’est pour cela qu’il faut la changer.
- Ne puis-je y travailler ?
- Vous pouvez .Vous devez. Comme nous. Chacun avec ses moyens et chacun dans son cadre. Mais dans la société nouvelle, dans l’ordre prolétarien (je le regrette, Monsieur Rivière) vous n’entrerez pas. Ça me fait pitié pour vous. C’est comme cela ! Je n’y entrerai pas non plus, d’ailleurs, moi, car je serai mort.
- Mais les vôtres, ceux de votre classe ?...
- Ceux de ma classe, oui. Ceux-là entreront.
Marc dégagea son bras de celui de Pitan et dit :
- Pitan, vous et les vôtres, vous êtes des nationalistes. Vous combattez la patrie Mais c’est pour une autre patrie. Et elle est aussi jalouse que l’ancienne.
Pitan dit avec bonhomie :
- Moi, je ne suis jaloux de rien, mon petit. On est blond, on est brun , on est grand, on est petit, on est blanc, on est jaune, pour moi, tout ça est égal, on aime, on saigne, on meurt de même. Je suis pour toutes les patries. Aucune ne me gêne. Mais voilà ! La nôtre, celle des prolétaires, on ne lui accorde pas le droit de vivre. Il faut bien qu’elle l’arrache aux vôtres.
- En nous arrachant la vie.
- On ne vous en veut pas Mais votre classe nous prend notre soleil.
- Je n’en prends pas beaucoup, dit Marc, tristement.
- Vous avez les moyens d’aller le chercher. Dans vos livres, vos études, dans les libres et tranquilles travaux de votre esprit . Allez donc le chercher, et ensuite, donnez-le nous, à nous, qui n’avons pas les moyens de nous payer des excursions coûteuses ! C’est ce que vous pouvez faire de mieux. Retournez chez vous, et là, travaillez pour nous !
- Ce n’est pas gai, dit Marc. Vivre sans compagnons !
- On est compagnons de tous, on n’est pas compagnon d’un seul. !
- Ah quelle solitude ! fit Marc
Pitan s’arrêta, regarda avec une compassion souriante le visage de l’enfant qui cherchait à se dérober. Il redressa le dos, pris une bonne bouffée de l’air empuanti par les relents d’usine, et dit :
- Oui, c’est bon . C’est sain.
Marc fronçait le nez. Pitan lui frappa sur l’épaule :
- Regarde ! …
(pour la première fois, il le tutoyait.)
De la ceinture des fortifs, ils voyaient la vaste plaine pelée, les longues fumées d’usines que tordaient lourdement, comme un linge à la lessive, la bise glacée d’hiver, dans la cuve du ciel boueux, et par derrière, la fourmilière des maisons, les millions de vies , la Ville, la sévère tragédie. Heureux et sérieux, Pitan respirait à l’aise. Et il dit :
- La solitude avec tous, c’est tous être frères de tous.
- Et tous, ils s’entre-dévorent, dit Marc amèrement.
- Il faut bien qu’ils mangent ! fit simplement Pitan . C’est la loi… Et donc nourrissons-les ! Nourrir de soi les autres, c’est pour ça qu’on est né. Et de toutes les bonnes choses, celle-là c’est la meilleure !
Marc Regardait la face du petit raccommodeur , illuminée d’un feu interne, et il était saisi de cette muette allégresse qui rêve de s’offrir en pâture. Il pensa que le Dieu chrétien lui-même était venu pour se faire manger.. Ah ! quelle barbare humanité ! Il en percevait bien la grandeur. Mais il était trop jeune pour y aspirer.
- Non ! Pas être mangé, !... Manger !