Il est fréquent d'entendre parler de Kafka lorsque l'on évoque les méandres de la bureaucratie, ou les mécanismes de pérennisation de l'institution. Le terme "Kafkaïen" est alors synonyme "d'absurde", de "sinueux" ou tout autre qualificatif propre a évoquer les difficultés que rencontrent les protagonistes de l'univers de Kafka. Franz Kafka est un topographe : il dessine des labyrinthes, trace différents espaces et leur mode de communication. Mais jamais Kafka n'oublie l'homme. Toujours, ses oeuvres relatent le vivant qui s'immiscent dans les creux, qui essaye de se frayer une place dans un ordre qui pourtant cherche à le cloisonner, à la confiner. La question kafkaïenne est peut-être justement de savoir comment le vivant trouve sa place dans ce monde étrange, comment il survit et s'organise ?
Je vais ici exposer ce qui me semble être trois modes de gestion de l'extériorité : l'expulsion du corps fortifié, la fortification de l'extériorité, fortification l'intériorité. Ces trois modes ne s'opposent pas de manière franche, mais plutôt s'entrelacent de manières différentes dans trois nouvelles : Le verdict, La muraille de Chine et Le terrier.
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Le verdict
Le verdict est une nouvelle étrange qui ne manque pas de dérouter son lecteur. Georg Bendemann est un jeune négociant prospère et fraîchement fiancé qui vit avec son père. Georg essaye d'écrire une lettre à un ami vivant au loin en Russie (à Pétersbourg) et il ne sait que lui écrire tant il imagine la situation désolante du-dit ami et tant son propre bonheur risquerait de le blesser. Le récit débute donc comme une confrontation entre deux mondes, entre deux espaces qui s'apprêtent à s'ouvrir l'un à l'autre par l'intermédiaire d'une lettre. Comment conseiller informer cet ami de son bonheur et de sa réussite sans l'offusquer, sans l'écraser et sans dénigrer sa vie et ses choix ? Doit-il lui conseiller de revenir ? Et quand bien même il reviendrait, parviendrait-il à trouver sa place ?
Cette fois craignant qu'il n'apprisse la nouvelle de quelqu'un d'autre, Georg lui écrit une lettre l'informant de son prochain mariage. Il se lève alors et se dirige vers la chambre de son père, où il ne s'était pas rendu depuis plusieurs mois. Il trouve son père, assis dans l'obscurité près de la fenêtre, lisant le journal, Georg l'informe alors de cette lettre qu'il vient d'écrire à son ami en Russie.
De manière surprenante, le père conteste alors l'existence de cet ami. Georg, inquiet, attribue ces propos à son rythme de vie, son état de santé, sa chambre lugubre. « Georg, tu n'as pas d'amis à Pétersbourg ». Georg, troublé, alite son père, mais celui-ci se redresse brusquement et hurle qu'il connaît parfaitement cet ami, « lui qui aurait été un fils selon [son] coeur ». Tout ce temps, il aurait jouit de voir son fils se pavaner fièrement en concluant des affaires préparés par son père, se jetant sur la première fille retroussant sa jupe, se préoccupant finalement fort peu du sort de son ami ou de son père. Alors il lui aurait écrit et l'aurait informé, s'amusant tous deux de cette relation de connivence.
Son père toise alors son fils et déclare : « je te condamne en cet instant à périr noyé ». Georg alors se sent expulsé de cette chambre, sort de sa maison en bousculant quelques personnes, se dirige vers le bord d'un pont, et je jette dans l'eau. « À ce moment-là, la circulation sur le pont étant proprement incessante ».
Cette fin est pour le moins surprenante. Georg menait une vie heureuse dans un monde qu'il croyait avoir lui-même façonné et se désolait de voir la situation affligeante de Pétersbourg. Finalement, un renversement s'opère. Le monde éclate, son univers s'effondre, la figure du père que Georg confinait dans un coin émerge soudainement et révèle une forme de conspiration. Georg est alors « expulsé » de ce monde où il n'a plus place, et se voit comme télécommandé par la figure paternelle et contraint de se jeter à l'autre.
Contraint, car finalement, Georg n'a pas le choix. Le reste du monde est mort. Les coupures géographiques qu'il imaginait auparavant n'ont plus court, l'extériorité est devenu une menace mue par un Docteur Mabuse qui agissait dans l'ombre.
Kafka écrit un jour à son ami Max Brod à propos du passage sur la circulation incessante : « Sais-tu ce que signifie la phrase finale ? J'ai pensé en l'écrivant à une forte éjaculation ». George Bataille (1957) fit une analyse saisissante du système kafkaïen que l'on peut tout entier faire tenir sur cette phrase. Batailles opposent deux mondes : 1 ) Un monde où l'action-poursuit-le-but, monde mécanique, bureaucratique où le sexuel ne trouve place ; 2 ) Le dehors de ce monde, qui conjuguent mort, vie et jouissance. Georg est expulsé de cette nouvelle géographie vers son dehors : la mort par noyade. Et c'est dans le dehors que réside la vie, le plaisir. Ce n'est pas dans le monde, mais dans le dehors du monde que réside la jouissance, la vie.
On assiste ainsi au mouvement suivant : l'extériorité est tout d'abord parfaitement organisé. Le père est une figure confinée dans l'ombre pour parfaire le monde de Georg. Figure clivée en quelque sorte, dont on ignore délibérément la souffrance et la désolation, figure qui représente la radicalisation de l'ami de Pétersbourg. Soudain, cette part en souffrance apparaît dans sa véritable nature, autonome et pleine d'ingéniosité. Le monde de Georg s'effrite, et pire il s'organise de manière totalement inédite. Georg est expulsé et ne retrouve que dans la mort l'excitation de la vie.
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La muraille de Chine
La muraille de Chine est un texte composé de fragments, relatant l'édification du célèbre monument. Cette nouvelle dresse une topographie : elle dessine différents espaces (capitales, villages périphériques), détaille les flux de communications (par affiche) et esquisse l'assignation des places.
Dans la première partie, "Ma ville natale", l'espace géographique se découpe en deux plans : le noyau que représente la capitale, et la périphérie directe des petits villages alentours. Les mouvements du noyau quelques chaotiques qu'ils soient (changements de pouvoir, renversements...) n'affectent guère la périphérie. Mais à cette périphérie directe et paisible s'oppose "l'étranger" qui envahit la périphérie directe vers le noyau. Ce corps étranger, violent, monstrueux, c'est les nomades, des barbares attirés par le palais. En regard de cette menace sonne l'annonce de la construction de la muraille.
« Un batelier étranger
— je connais tous ceux qui passent ici d'habitude, mais celui-ci était étranger —
m'affirme qu'on va construire une Grande Muraille pour protéger l'empereur.
Devant le Palais se rassemblent souvent, paraît-il avec des démons,
les peuples mécréants pour tirer contre Lui des flèches noires... ».
Les nomades du nord représentent l'anti-cloisonnement : ils dorment en plein air, ont les toits en horreur, ne comprennent ni la langue ni les gestes des gens de la capitale. Ils contaminent ce qu'ils touchent de leur monstruosité, effraient les citadins. Ce corps étranger et non-confiné représente ainsi une réelle menace face à laquelle il faut se fortifier. On assiste alors à l'ébauche du processus de fortification face au débordement des nomades du nord. Plutôt que le traitement, l'écoute, la répression ou que sais-je encore, le remède à ce débordement est la mise en place d'un mur, d'une cloison qui réprimera les assauts extérieurs et qui permettra de maintenir un noyau et une périphérie stable. Il s'agit ainsi, pour se protéger de l'extériorité, de maîtriser l'extériorité par la délimitation d'espaces. Le géographique vient endiguer la révolte du vivant.
La muraille se construit. Phénomène d'une ampleur gigantesque qui touche le peuple entier. L'enseignement acquiert désormais une valeur : il pourra être utiliser dans la construction de la muraille. Chacun peut désormais trouver sa place dans l'élaboration d'un tel monument. Aucune vie ne sera plus vaine et dénuée de sens puisqu'elle participera à la construction de l'édifice. C'est un projet de longue haleine, qui de par sa longueur dépasse amplement la plus longue vie. La muraille est un pont vers l'avenir, un ancrage dans l'horizon. En voir des pans achevés réconfortes les contremaîtres, mais ils sombrent aussi fréquemment dans le désespoir tant l'ampleur d'un tel ouvrage semble ne jamais voir la fin. La muraille concentre la vie, l'attire, l'affecte.
Mais un tel projet en cache un autre. Cette muraille va permettre la construction ultérieure d'une nouvelle Tour de Babel, grâce à l'acquis de la muraille. « D'abord la Muraille puis la Tour ». Cette fois, la Tour de Babel aboutira, car c'est finalement en oeuvrant d'abord sur la périphérie que le noyau peut se constituer. On retrouve alors le thème du "téléguidage" : un Grand Conseil, qui siège quelque part on ne sait où, dessine les plans et donnes les instructions. Le Grand Conseil n'est pas sans rappeler le père du Verdict qui organise le monde en sous-main et dresse une topographie inconnue échappant à l'entendement humain. Le peuple, d'ailleurs, ne connaît l'Empereur ni même sa dynastie. Peut-être même n'y a-t-il pas d'Empereur, comment le saurait-il ? Tout comme la hiérarchie obscure du Procès ou le maître du Château, la topographie exige une figure qui oeuvre dans l'ombre, inaccessible. Seuls sont connus les décrets. Les Lois elles-mêmes sont inconnues du peuple. Le simple humain se trouve alors dans un système très formalisé dont l'origine est inconnue et inconnaissable. Il ne reste que les méandres sinueux de la périphérie qui prennent valeur de déréliction. Il ne reste que la topographie et la bureaucratie qui viennent endiguer, ou plutôt écraser l'instabilité du vivant, la révolte de l'étranger. La vie est aplatit sur du géographique, et son organisation assigne une place à chacun. L'homme devient fonctionnaire.
L'espace alors se hiérarchise. Le système s'ordonne autours d'un fond inconnu et dont les fins dépasse l'homme. La muraille de Chine devient étude théologique. L'homme est écrasé par la majuscule, par l'Empereur, la Muraille, la Loi, la Noblesse. Il pivote autour de la majuscule.
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Le terrier
Il est difficile de parler d'une nouvelle comme Le terrier, tant celle-ci est riche, foisonnante. Il faudrait quasiment en citer chaque ligne ! Ce récit est construit comme le discours d'un animal, d'une bête face à son terrier. Sa vie entière est tournée vers son terrier, lieu de refuge, de paix, mais lieu de tracas incessants.
Le terrier établit avant tout une différence de potentiel avec le niveau extérieur. Il est silencieux, un doux-climat y règne. Il fait bon s'y prélasser, s'étirer dans les couloirs, dans les ronds-points aménagés. Le terrier possède des garde-manger, où s'entassent de la viande. Quand bien même l'amour propre souffre de voir disséminer ces réserves en différents lieux, cet éparpillement favorise la sécurité du terrier. Parfois, devant l'épuisement ou le découragement, la bête se laisse aller à des accès boulimiques, dévorant des quantités impressionnantes de viandes jusqu'à l'ivresse.
Mais la vision même du terrier est source de satisfaction. La bête contemple son garde-manger, admire la solidité des murs, l'ingéniosité de son architecture. Parfois, elle sort de son terrier pour pouvoir contempler son entée. Elle fière de son terrier, de son "oeuvre". « Il me semble alors que je ne suis pas devant ma maison, mais devant moi-même ». Si un animal errait devant l'entrée de son terrier, la bête assurément lui sauterait au cou. Non pas tant pour se défendre que pour protéger son terrier. Aucun animal n'a le droit d'y pénétrer. Cette intériorité ne possède qu'un seul maître.
L'exclusivité, la circularité de cette relation entraîne inéluctablement une forme d'aliénation. Ce terrier est une place forte, une fortification contre les animaux qui guettent, qui fouinent. La bête se perd en calcul, en stratagèmes, en réflexion sur les mouvements potentiels de l'ennemi, sur le bien fondée de telle ou telle galerie, de telle ou telle construction. Que l'on soit dehors ou dedans le danger rôde toujours. Si l'on tend l'oreille, si l'on écoute le silence, on parvient à discerner des nuances, des bruits imperceptibles qui bientôt emplissent le crâne. Ce petit frétillement devient vite l'indice incontestable d'une bête avoisinante qui cherche à pénétrer le terrier. Si l'on n'entend plus ce bruit, c'est que l'animal est rusé.
Souvent, la bête jette l'éponge, sort de son terrier sans même recouvrir son entrée. Alors elle s'en va, parfois plusieurs jours, mais bien vite elle repense à ses couloirs, ses rond-points, sa douce ambiance. La bête parfois se réveille en sursaut : le stockage est peut-être mal pensé, les fortifications mal agencées. Il faut tout réorganiser de suite !
Dans Le verdict, l'extériorité se brise puis se réorganise et expulse le sujet sur son dehors. Dans La muraille de Chine, l'extériorité se compose comme une forteresse et les places se distribuent en fonction. Dans Le terrier, on assiste à la fortification de l'intériorité face à l'extériorité. La relation est bipolaire, autant dire qu'elle est solitude. La bête est seul face au monde, tout comme le héros du Procès ou du Château. Cependant, au lieu de tourner autours du bloc d'extériorité, la bête va ériger une place forte. Cette intériorité fortifiée va lutter contre les formes d'extériorité des précédentes nouvelles, en prenant leur apparence, en s'identifiant à elles. La bête devient l'Empereur de la muraille qui voit son espace constamment attaqué, intrusé par l'autre, par l'ennemi. La logique du monde est attaqué par l'instable, l'illogique, le monstrueux. Et tout comme l'agencement de la Chine devient aliénation pour le peuple, l'organisation du terrier elle-même se présente comme ennemi. Est-ce les bons choix, le bon agencement ?
La bête se fait Empereur, elle devient Majuscule. La Majuscule brise le monde, le spatialise contre l'instable, pose du logique sur le vivant. Le vivant, la minuscule en somme, se manifeste dans les bords, dans les coins, dans l'en dehors, comme ennemi, comme instable. Bref, quelque soit la topographie, on devine une opposition, une bipolarité kafkaïenne : la lutte de la minuscule contre la Majuscule. Tout l'enjeu de la Majuscule sera de plaqué du mécanique sur du vivant, et tout l'enjeu du vivant sera de revenir, de se manifester, pour finalement souvent finir par être condamné, expulsé, confiné, trouver son écueil dans la mort.
Il aurait été aisé d'établir les bases d'une étude psychanalytique avec la relation de Kafka à son père, avatar de la Majuscule (d'autant plus que nous possédons sa Lettre au père). Mais il me semble que c'est commencer par la mauvais bout et évincer toute la richesse du discours. Identifié la Majuscule au Père c'est réduire les sillons kafkaïens sous une figure unique, et c'est oublier l'organisation topographique du monde, son agencement bureaucratique et mécanique.
En revanche, là où parler de la figure du Père peut devenir intéressant, c'est justement dans cette confrontation bipolaire. Car ce qui pose problème chez Kafka, c'est le tiers lieu. L'arpenteur est seul face au Château et à son organisation. Joseph K. est seul face à la face à la justice. La bête est seule avec son intériorité contre l'extériorité. La relation est vouée à la circularité, le tiers lieu n'existe pas. Chez Kafka, l'homme est seul face à l'autre, sans l'autre de l'autre. L'autre est massif. Le monde est alors bien évidemment absurde, puisque circulaire, sans issue. La vie n'est plus que confrontation. Et c'est peut-être dans ce défaut d'ouverture tiercéisante que l'on peut comprendre l'aplatissement topographique du monde kafkaïen.
Oos.
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Bibliographie
BATAILLE G. (1957), « Kafka », in La littérature et le mal, Paris, Gallimard, pp 109-124.
KAFKA F. (1912), « Le verdict », in La métamorphose et autres écrits, Paris, Gallimard, pp 63-78.
KAFKA F. (1918), « La muraille de Chine », in La muraille de Chine, Paris, Gallimard, pp 134-169.
KAFKA F. (1923), « Le terrier », in La muraille de Chine, Paris, Gallimard, pp 277-323.