Si important qu’il soit de travailler au renforcement d’institutions politiques et juridiques capables de faire obstacle à la guerre, on sent bien cependant que tout dépendra en définitive de l’esprit qui animera ces institutions. : elles ne joueront un rôle vraiment efficace que si leurs décisions, leurs interventions leur sont dictées par un véritable esprit de paix. Mais comment cet esprit les inspirerait-il s’il n’existait pas dans les peuples eux-mêmes dont elles émanent ? Or pour que l’esprit de paix s’empare des peuples, ne faudrait-il pas une transformation morale de l’humanité ?
Karl Jaspers est de ceux qui n’aperçoivent aucune assurance de salut sans cette transformation.
On peut objecter qu’elle est impossible. Mais il faut bien voir alors, combien restent précaires les perspectives de paix.
On nie l’alternative : ou l’homme se transforme ou il disparait. Il sera toujours comme par le passé. Il n’y aura seulement plus de guerre mondiale. L’établissement d’une situation permanente où l‘on ne ferait plus la guerre, tout en restant sous la menace constante d’un conflit, est tout à fait possible, même vraisemblable. Car la peur de la bombe atomique aura un effet durable. On sait qu’il est insensé de l’employer, parce qu’elle aura pour conséquence la disparition des deux adversaires et non pas une victoire. Comme le pouvoir de destruction des bombes augmente constamment, l’état de paix mondiale n’en est que raffermi : il s’ensuit qu’on s’habitue à cette tension extrême, qui n’est pas suivi d’explosion bien qu’elle soit à son comble. Il en résulte de nouvelles formes dans les relations politiques, de nouvelles formes de langage et de dissimulation. Mais il n’apparait pas pour cela un homme nouveau et l’on n’en vient pas non plus à anéantir la vie. Pourquoi serait-il impossible que l’état d’équilibre de la peur ne devint durable ? Plus le pouvoir de destruction est grand moins il est vraisemblable qu’on soit quelque part assez téméraire pour sauter le pas ! Nous connaitrons un état de paix durable fondé, non pas sur le sentiment du droit ni sur la réalisation de conditions nécessaires à la paix perpétuelle, mais sur la simple raison que la guerre est impossible. Il s’établira entre les grandes puissances des formes de relations qui excluent tacitement ou même expressément la guerre. Mais en même temps la menace réciproque de la terreur sera encore accrue. Il s’agit en effet d’une nouvelle situation mondiale, mais non d’un homme nouveau. Le vieil homme, immuable, placé dans des conditions nouvelles, renoncera en fait à la guerre, non par conviction, mais parce qu’il sera dans l’obligation d’y renoncer. Le motif de la peur et ce minimum d’intelligence qui comprend l’absurdité du suicide collectif suffisent à l’homme. Quelle forme prendra en même temps l’opposition actuelle entre le monde totalitaire et le monde libre ? Est-ce que le monde totalitaire se défera lentement de l’intérieur, ou bien l’atmosphère de liberté doit-elle créer ailleurs, de l’intérieur, une autre forme d’idée totalitaire, ce sont là des questions d’évolution politique qui , de quelque façon qu’elles soient tranchées, n’aboliront jamais la condition de toute politique telle qu’elle a surgi désormais, à savoir que les relations internationales excluent la guerre entre grandes puissances, sans que ce fait soit reconnu par les grandes puissances elles-mêmes par un acte de désarmement complet. Car l’équilibre de la peur est la condition irréductible. Affaiblir cette peur ne nuirait pas seulement au parti affaibli, mais créerait un péril de guerre. On peut se résigner à marcher dans les mêmes ornières, attendre et voir, saisir ce qui se présente, agir comme on l’a toujours fait jusqu’ici, en partant d’intérêts et de perspectives limités : l’humanité ne se suicidera pas. Ceux que soutient cet espoir ont le sentiment d’écouter la voix du bon sens. Les choses vont leur train naturel, toujours semblable, trop humain. Il ne faut s’attendre ni au suicide ni à la transformation de l’homme : l’un est inimaginable, l’autre suppose une grandeur irréelle. En dépit de tourments épouvantables, on peut au total être tranquille en ce qui concerne la vie de l’humanité.
Voilà ce que je crois entendre. Cela parait évident. De tous les motifs sur lesquels on peut fonder sa confiance, c’est encore ici que l’illusion semble jouer le moindre rôle. C’est la voix du bon sens. La pensée qu’elle exprime se fonde ici sur l’immutabilité de la nature humaine, sur la simplicité foncière et sur le rôle prépondérant des rapports de causalité au milieu des complications infinies des phénomènes superficiels chez lesquels ils se manifestent.
J’avoue que cette façon de penser me gagne de temps en temps. Mais comme une autre manière de voir s’oppose à la logique rassurante de cette attitude, je me défends aussi contre cette tentation, en raisonnant de la façon suivante : tout est possible quand les hommes au pouvoir veulent – contre tout bon sens, contre la raison et malgré les inhibitions de la morale qui subsistent chez la plupart des criminels – entrainer l’humanité dans leur propre chute. Hitler, du moins, a voulu, autant qu’il était encore en son pouvoir, anéantir avec lui-même le peuple allemand, lorsque sa perte devint évidente à ses propres yeux. Des combinaisons d’un caractère fatal peuvent mettre en branle la catastrophe mortelle. Le suicide collectif n’est pas exclu, si les dirigeants se rencontrent dans le dégoût, la haine, l’indifférence, la volonté aveugle de destruction ou si seulement l’un des adversaires adopte cette position, on peut courir droit à l’abîme, comme on a glissé en 1914 dans la guerre. Aucune certitude dans tout cela.
Ce n’est pas par la peur seule que la paix viendra à la longue. Fonder le monde sur cette peur ou sur de simples négociations suivies d’accords, s’ils sont seulement le fruit de cette peur, si elle seule incite à les tenir, est malgré tout une illusion. Il n’est pas si facile d’échapper à la catastrophe. C’est avoir la vue trop courte. Pour l’instant et pour l’immédiat elle suffit sans doute à l’évènement. Mais ce n’est pas ainsi que naîtra une organisation qui puisse tenir.
Ici donc resurgit l’idée d’une transformation morale qu’il faudrait provoquer dans la conscience humaine. Mais que faire, demandera-t-on, sinon attendre que cette transformation survienne, si jamais elle doit survenir ? Cependant chaque homme ne pourrait-il pas, pour sa très faible part, y contribuer ?
Il n’est aujourd’hui de secours possible que par une transformation de l’homme, dont l’effet s’élargira ; si elle ne touche d’abord qu’un petit nombre d’hommes, par la suite elle en atteindra beaucoup et, pour finir peut-être la majorité. Car ce qui est préparé maintenant par la technique ne peut être dirigé vers le salut qu’à travers les flots de la volonté de la raison, qui trouve dans la foule son appui, et non par les hommes politiques liés traditionnellement à la puissance et au maintien de la puissance. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’opinion publique, ce qui se montre brouillon, versatile, sensible aux directives de la propagande, est, malgré le peu de confiance qu’on peut lui accorder, porté cependant par des forces obscures et cachées qui peuvent faire irruption subitement. Cette transformation, si elle était animée par la raison , porterait celle-ci au-dessus de tout, s’emparerait aussi des hommes qui ont les armes en main et qui servent les bombes. Elle produirait les hommes politiques qui correspondent à cette évolution ou les contraindrait, en raison de sa propre puissance, à suivre cette volonté. De la bombe atomique, de la guerre, de la prétention à la souveraineté absolue et à tout ce qui ne fait qu’un avec cette prétention, les hommes d’Etat de nos jours ne seront plus maîtres, si les masses à l’Est et à l’Ouest, éclairées et animées par la raison, au milieu du changement du mode de pensée et de l’homme lui-même, parviennent à leur imposer ce revirement….
…L’histoire au total ne se fait que par les actions d’individus innombrables. A l’origine et au commencement, il y a des individus. L’individu est pour une part responsable du Tout, par tout ce qu’il fait. Il est puissant dans une certaine mesure, si faible soit-elle. Car il participe à ce qui se fait en agissant dans un domaine ou en n’agissant pas. Par la moindre action ou par son manque d’action, il contribue à créer le terrain sur lequel , pour finir, les individus au pouvoir accompliront à leur tour, des actions qui décident du Tout. Ce qui se passe se fait toujours par des hommes. Les hommes sont toujours des individus. Même lorsqu’ils agissent en rapport de groupes, de peuples, de masses, leur action est toujours celle de l’individu, quand bien même il se sent l’instrument de puissances transcendantes ou d’une volonté générale. Le suprapolitique est dans l’homme lui-même , parce que c’est l’affaire de sa liberté .