Après l’avoir adoré aux heures les plus gaves de l’affaire Dreyfus, Péguy renia Jaurès et comme il était excessif en toute chose, l’amour se transforma en haine.
Romain Rolland témoin de ces deux émois traduit le tragique de la nouvelle de l’assassinat de Jaurès telle qu’elle a pu atteindre Péguy tandis qu’il mettait de l’ordre dans ses affaires dans les jours qui précédèrent son départ pour le front. .
« …. Le 31 juillet à 10 heures du soir, Jaurès avait été assassiné. »
On voudrait penser que ce fut cette nouvelle qui , 1er Aout , fit tomber la plume de la main de Péguy .N’eut-il pas le frémissement des paroles meurtrières qu’il avait écrites et de celles que moi-même je lui ai entendu dire - (s’il me les a dites , à moi, à combien d‘autres n’a-t-il point dû les dire aussi ! )- sur un ton de fureur concentrée : « Nous ne partirons point pour le front en laissant des traitres vivants , derrière notre dos ! «
Halévy assure qu’à la nouvelle du meurtre, Péguy manifesta une « exultation sauvage ».
Contre cette assertion, Madame Favre, chez qui Péguy passa ses deux derniers jours à Paris, a protesté avec indignation. Dans ses « souvenirs », elle a écrit, à la date du dimanche 2 aout :
« …vers une heure entre Péguy, sous l’uniforme de lieutenant…
D’une voix sourde, les traits crispés, il me parle de l’assassinat : « Crime affreux » - perte irréparable répliquais-je. »
J’ai insisté pour qu’elle précisât ses souvenirs : « Crime odieux » avait-il été dit par elle ou par Péguy ? Par elle « m’a-t-elle avoué. « Et pouvez- vous me certifier, lui demandai-je, que le sentiment de Péguy ait fait écho au vôtre ? »
Mme Favre m’a répondu : « Aucune parole de protestation n’a desserré ses lèvres crispées, toute son attitude était celle d’une terrassante, déchirante douleur intérieure. Que dire de plus ? Je ne le puis … Et c’est ce que , moi-même , j’ai respecté par mon propre silence, pendant les jours encore qu’il passa avec moi. « (Lettre d’avril 1942)
Et dans une autre lettre quelques jours après :
Tout son être tendu, raidi sur une douleur refoulée au plus creux de lui-même, était le symbole d’une écrasante fatalité ; peut-être, si je lui avais parlé , l’aurais-je brisé ! …
A travers ces lignes, je ressens le douloureux combat , qui n’a pas fini de se livrer dans les souvenirs de cette noble femme, si digne de la confiance de Péguy, si passionnée pour sa mémoire – combat, conflit entre sa loi d‘absolue vérité et son appréhension secrète que cette vérité ne fut pas telle que son culte ardent pour Péguy le souhaitait. Car le fait est qu’elle n’a pas osé insister, pour rompre le silence de Péguy et pour avoir de sa bouche la condamnation formelle du meurtre.
Pour moi, ayant entendu ce que j’ai entendu de la bouche de Péguy et connaissant l’emportement de ses passions, je ne doute guère qu’au premier choc de la nouvelle il n’ait eu , comme l’écrit Halévy, un sursaut de « sauvage exultation ». Il était tout brûlant de la fièvre de la guerre. Enfin ! Il allait partir pour sa croisade. Et, sur ce Jaurès en qui sa haine aveugle voyait un traître et, par l’éclat de son génie, le plus funeste ennemi de la France –Ô folie ! – la foudre vengeresse venait de tomber ! C’était comme un jugement de Dieu. J’entends le hurlement de joie sacrée d’un prophète de l’Ancien Testament …
Puis au lendemain, au surlendemain, les souvenirs du passé sont revenus l’assaillir, dans le silence de la nuit… La face du mort, sa voix chaude, son affectueuse poignée de main , les bons combats livrés ensemble, et, à son égard , cette puissante indulgence, qui l’exaspérait, mais qui, maintenant l’accablait comme un reproche muet. ..oui , il a dû se sentir alors, comme Mme Favre l’a dépeint, écrasé par la tragique fatalité de ce crime, qu’il ne pouvait pas tout ensemble, ne point abhorrer, et ne point juger nécessaire , selon la logique implacable de son fanatisme jacobin , à l’autel de la patrie en danger. Ce même crime, transposé, d’un siècle en arrière , aux temps héroïques de la Convention , ne lui eût causé aucun remords, aucun regret . C’est bien facile de se prononcer en histoire ! Mais nul mieux que Péguy ne connaissait l’abîme qui sépare un fait passé d‘un fait présent – et quand le fait serait identique ! Ce sont deux mondes, et dans celui d’aujourd’hui , il y a l’éclair du « se faisant » qui se défait, du vivant qui meurt, et cet instant est un infini. Ce n’est point l’esprit qui le ressent, c’est la chair. Je suis certain que la chair de Péguy a frémi de cette commotion bouleversante. Il lui eut fallu pouvoir tirer au clair le tumulte de ses sentiments enchevêtrés et contraires. Et il n’avait plus le temps. Il ne pouvait se permettre ces examens de conscience, lents et patients. L’heure avait sonné de l’action. Elle exigeait qu’il étouffât tout ce qui pouvait diminuer son énergie. Le nom de Jaurès n’est plus prononcé. Et que les morts enterrent leurs morts.