mercredi, 24 septembre 2014 00:00

Pablo Neruda par J. Marcenac et C. Couffon

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...Et  ce fut   à  cet âge... La poésie
vint me chercher. Je ne sais  pas , je ne sais d'où
elle surgit, de  l'hiver ou du fleuve
Je ne sais  ni comment  ni quand [...]
sans visage elle  était là 
Et me  touchait.

Ces vers extraits  du  Mémorial  de l'île  Noire, laissent entendre  quelle  place Pablo  Neruda, prix Nobel de  littérature, assigne  à  la poésie. Au coeur  de  ses poèmes, une seule  préoccupation :  l'homme, poursuivi, exploité, aliéné.  L'homme  de  douleur et  d'amour, auquel  le poète chilien révèle   le  pouvoir  des métaphores, sans jamais dissocier  l'engagement   et  le   lyrisme, la révolte  et  le  désir  .


Cet ouvrage est le deuxième que la collection " Poètes d'aujourd'hui " consacre à Pablo Neruda. Le texte de jean Marcenac, maintes fois réédité par les éditions Seghers entre 1953 et 1976, y est complété par une étude de Claude Couffon, traducteur et ami du poète. L'anthologie donne à lire des poèmes de jeunesse récemment mis au jour et les œuvres majeures de Neruda : Vingt poèmes d'amour et une chanson désespérée, Résidence sur la terre, Les Vers du Capitaine, La Centaine d'amour et Le Chant général, œuvre maîtresse de la poésie latino-américaine de notre temps.

4ème de couverture du  livre  aux  Editions   Seghers  "Poètes d'aujourd'hui".

(1976 réedité  en  2004)

Parmi  la selection  de poèmes de  Jean et  de   Claude   Couffon , qui  complétent  l'analyse   de  l'oeuvre  du   poète  chilien  j'ai  choisi  ceux qui  me  touchent  particulièrement pour leur  beauté   ou  pour  leur  engagement .

Cahiers de Temuco

(1919-1920)

Haine

Cette ville gris plomb qui m'entoure en son long
brisement, qui change en douleur ma solitude,
qui m'offre la gorge amère
de rester dans la vie sans amour ni bonté.

Car tous les soirs la vie y devient crise,
profondes lassitudes, les tristesses endormies
et seule y vibre la corde de la douleur,

Triste ville gris plomb qui déchire les humbles
et bons élans avec lesquels mes yeux remplis
d'ennui agonisèrent dans une âpre clarté,

ville grisaille sous mes désenchantements
et sous la pluie trouble de mes premières larmes
dans les désolations de la route initiale.

Ville qui sous le chant du printemps bleu
se montre hostile et lasse comme un jour quelconque
avec ses hommes, esprits mesquins qui ont laissé
exsangue toute ma plaine chargée d'illusions.


Tentative de l'homme infini
(1925)

Je ne sais pas chanter les jours
je chante à mon insu les louanges des nuits
le vent est passé en fouettant mon dos joyeux sortant de l'oeuf
les étoiles descendent s'abreuver à l'océan
de grands vaisseaux de braise tordent leurs voiles vertes
à quoi bon dire ces riens que tu caches, chant mineur
les planètes tournoient comme des fuseaux enthousiastes
le coeur du monde se contracte et se déploie
avec une volonté de colonnes et une froide fureur de plume
ô les silences paysans sertis d'étoiles
je me souviens les yeux tombaient dans ce puits sans dessus dessous
vers lequel et de tout montait la solitude les bruits effrayés
l'abandon des bêtes dormant leur dur iris
j'ai sailli alors la hauteur de papillons noirs phalène méduse
apparaissaient crépitements humidité brouillards
et tourné vers le mur j'ai écrit
ô nuit ouragan noir ta lave sombre glisse
mes joies mordent tes encres
mon chant allègre d'homme suce tes dures mamelles
mon coeur d'homme grimpe à même tes câbles
je réfrène excédé mon coeur qui danse
danse au milieu des vents qui nettoient ta couleur
danseur étonné au milieu des grandes marées qui font surgir l'aube
un détour par-ci ou plus loin tu continues à être mienne

dans la solitude du soir voici ton sourire qui heurte
au même instant le liseron grimpe et vrille à ma fenêtre
le vent d'en haut fait vibre le désir de ta présence
un geste d'allégresse une parole de chagrin qui serait plus proche de toi
la nuit sur son cadran profond isole les heures
pourtant en te tenant entre mes bras j'ai hésité
quelque chose descend qui n'est tien de ton front
et l'or remplie ta main levée

Le frondeur enthousiaste

(1933 )

Vers ce lieu que n'atteint la pierre qui revient.
Vers ce lieu où les brasiers noirs ne font plus qu'un.
Au pied de la muraille que le vent immense étreint.
En courant vers la mort comme un cri vers l'écho.

L'infini, vers ce lieu où il n'y a plus que la nuit,
et le flux du dessein, et la croix du désir.
L'envie vient de gémir le plus long des sanglots.
Nez au sol, face au mur que le vent cingle, immense.

Pourtant je veux porter mes pas plus loin que cette trace;
pourtant je veux culbuter ces astres de feu;
ce qui est ma vie et se prolonge au-delà,
ce qui est ombres dures, néant dirai-je, éloignement :
je veux me soulever dans les dernières chaînes qui m'entravent,
sur cet effroi dressé, sur cette vague de vertige,
je lance mes pierres tremblantes vers ce pays noir,
seul, au sommet des monts,
seul, tel le premier mort,
roulant affolé, proie du ciel nocturne qui regarde
immensément, comme la mer regarde dans les ports.

Ici la zone de mon coeur,
pleine de pleurs glacées, mouillée par des sangs tièdes,
D'où je surprends le bond des pierres qui m'annoncent.
Où danse le présage de la fumée et de la brume.
Tout de rêves sans fin et tombés goutte à goutte.
Tout de fureurs, de houles, de marées vaincues.

Ah ! ma douleur, amis, n'est plus douleur humaine.
Ah! ma douleur, amis, déborde de ma vie.
J'y fais vibrer les frondes qui bousculent les étoiles !
Dans la nuit ennemie elle élève mes pierres !
Je veux ouvrir dans les murs une porte. Je le veux.
C'est mon désir. Je le clame. Le crie. Je pleure. Je désire.
Je suis le plus meurtri et le plus faible. Je le veux.
L'infini, vers ce lieu où il n'y a plus que la nuit.

El Canto General

(1950 - extraits )

Je prends congé, je rentre
chez moi, dans mes rêves,
je retourne en Patagonie
où le vent frappe les étables
où l'océan disperse la glace.
Je ne suis qu'un poète
et je vous aime tous,
je vais errant par le monde que j'aime :

dans ma patrie
on emprisonne les mineurs
et le soldat commande au juge.
Mais j'aime, moi, jusqu'aux racines
de mon petit pays si froid.
Si je devais mourir cent fois,
c'est là que je voudrais mourir
et si je devais naître cent fois
c'est là aussi que je veux naître
près de l'araucaria sauvage,
des bourrasques du vent du sud
et des cloches depuis peu acquises.

Qu'aucun de vous ne pense à moi.
Pensons plutôt à toute la terre,
frappons amoureusement sur la table.
Je ne veux pas revoir le sang
imbiber le pain, les haricots noirs,
la musique: je veux que viennent
avec moi le mineur, la fillette,
l'avocat, le marin
et le fabricant de poupées,
Que nous allions au cinéma,
que nous sortions
boire le plus rouge des vins.

Je ne suis rien venu résoudre.

Je suis venu ici chanter
je suis venu
afin que tu chantes avec moi.

Lu 5168 fois Dernière modification le mercredi, 24 septembre 2014 19:57
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