C’est pourquoi il est indispensable de les resitituer accompagnées de la préface ou "Ouverture" de son ouvrage où il s’en explique et c’est pourquoi je m’efforce de la reproduire ici . On sait à quels contresens peut mener la lecture d’une citation ou d’un aphorisme hors de son contexte . Combien de penseurs sont ainsi trahis tous les jours .
Il est intéressant d’y lire aussi ses attachements à des idées d’horizons divers et notamment à ces philosophie/religions de l’Inde antique , démarche qui s’inscrit je pense dans le courant symboliste de son époque qui découvrait (ou re-découvrait ?) ces anciens textes de cette région du monde et qui avait donné lieu à ce courant désigné sous le nom d’indianisme durant tout le 19ème siècle, dont s’étaient nourris Schopenhauer , Schelling , Fichte .jusqu’à Nietzsche avant d’être vigoureusement récusé par Hegel et son parti-pris exclusivement hellénistique.
Sciences et spiritualité semblent avoir hanté l’esprit de Maeterlinck durant toute son existence et cette pensée agnostique lui a sans doute permis de résoudre ses dilemmes entre l’inconnu suspendu des scientifiques et l’inconnaissable absolu ,entre l’humanisme imparfait mais bienveillant et l’obscurantisme menaçant des grands monothéismes , entre l’immensité incommensurable de l’univers et la petitesse de l’homme.
Je citerai ensuite ces pensées qui me parlent particulièrement , mais pour ne pas le trahir , selon ses vœux , je m’abstiendrai d’une quelconque classification.
Ouverture
Ce livre est le sixième d’une série qu’un critique français a appelée ma série pascalienne. Je n’ai pas la fatuité de croire qu’il ait eu l’intention de me comparer à Pascal. Il a simplement voulu dire que mes notes offraient à l’œil, approximativement , la même forme que les immortelles Pensées du plus grand des prosateurs de France . Ce n’est qu’une question typographique.
Les cinq premiers volumes édités à par xxxx... ont pour titre s : Avant le grand silence (1934) le sablier (1935), L’ombre des ailes (1936), Devant Dieu (1937), la Grande porte (1938).
Ces notes et ces pensées , si vous leur accordez un titre qu’elles ne réclament point , tournent autour de Dieu, de l’univers, de l’infini et de l’éternité, du néant et des autres mondes, des destinées humaines, de l’inconnaissable, de la vie d’avant la naissance et d’après la tombe, de ce qui s’agite au-dessus ou au -dessous de la raison ou de la connaissance pratique et quotidienne, du bonheur et du malheur, et en général de ce qu’on ne dit pas , de ce que l’on ne pense pas tous les jours , de ce qui atteint certaines régions que l’homme ne fréquente pas volontiers, de tout ce qu’on ne trouve pas dans les « best-sellers » de l’industrie littéraire .
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Il m’a semblé que dans les meilleurs romans , on rencontre des pensées qui appellent l’attention mais sont noyées dans le flot des récits relatant des évènements sans grand intérêt, parce qu’ils sont presque toujours les mêmes depuis la naissance du théâtre et des livres . Négligeant le récit que j’aurais pu faire, je vous présente les réflexions qui en seraient- probablement nées, nues et sans sentiments empruntés, puisque vous n’avez pas de temps à perdre.
Elles ont du moins l’avantage de ne pas s’attarder à des incidents malpropres, futiles ou misérables. Elles posent plus de questions qu’elles n’apportent de réponses . Mais il faut se dire que si elles parvenaient à résoudre un seul des problèmes qu’elles soulèvent, l’univers n’aurait plus de secret ; en effet tout se tient, et une solution sur un point essentiel anéantirait tous nos doutes .
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Assurément elles vous apprendront peu de choses, mais éveilleront peut-être votre attention sur beaucoup d’autres . Il n’est pas mauvais d’agiter parfois les récipients endormis de l’esprit.
Elles se présentent sans ordre, telles qu’elles naissaient des hasards de la rêverie ou de l’entrechoc des idées . Elles frôlent les contradictions et les redites ; mais contradictions et redites attestent l’honnêteté, la sincérité , et parfois aussi le flottement de la pensée.
Il eut été facile de les grouper plus méthodiquement, mais une classification trop rigoureuse engendre la monotonie, rebute le lecteur et sent le pédantisme. J’accorde que j’eusse pu sarcler plus soigneusement l’humble jardin ; mais j’ai bien des fois constaté dans mes divertissements horticoles qu’à trop sarcler on enlève autant de promesses de fleurs que de mauvaises herbes, de sorte qu’en fin de compte il ne reste presque rien et qu’un silence préliminaire, total et sans prétentions eut été préférable.
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Henry Bidou, le plus pénétrant et le plus érudit des critiques français, parlant de mon dernier livre, la grande porte, qui est aussi et avant tout une quête du divin, disait dans le journal des débats :
« L’auteur entrevoit au fond de sa conscience, un Dieu plus grand et ne parait pas craindre l’objection qui vient aussitôt, que ce dieu serait une création de son esprit »
Evidemment , ce serait une création de mon esprit. Comment serait-elle autre chose ? Elle ne serait acceptable que si elle était meilleure que les autres.. A moi de la tenter, à vous de la choisir ou de l’améliorer. Nous n’avons aucune raison d’espérer que cette création nous vienne du dehors.
« Mais reprend Henry Bidou, comment définir ces problèmes autrement que par les moyens de la raison ? A quoi l’on peut répondre que depuis plus d’un demi-siècle l’univers s’est révélé si prodigieusement inhumain , par sa structure, par son étendue, par ses lois entrevues, que la raison a perdu beaucoup de son crédit comme principe d’explication universelle. De cela Maeterlinck, malgré l’exploration qu’il a faite des domaines les plus lointains de la science, ne parait pas se préoccuper. Il a encore confiance dans les vieilles armes de l’esprit pour maitriser l’univers ; et à peu de choses près, tout son livre pourrait être écrit par un humaniste du seizième siècle. »
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Je crois en effet que les prodigieuses découvertes de ces cinquante ou soixante-quinze dernières années n’ont rien ajouté à ce que savait l’humaniste du seizième siècle sur les questions essentielles des destinées de l’homme. Seules les assises de la foi ont été sérieusement ébranlées. Pour le reste qu’importe que l’univers soit des millions de fois plus vaste que l’univers d’il y a quatre cents ans, que des milliards d’étoiles soient sorties des abîmes célestes pour se joindre à celles qu’on connaissait, que l’infini de l’infiniment petit soit aussi infini , aussi tumultueusement vivant, aussi inexplorable que l’infini de l’infiniment grand ; nous en sommes toujours au même point quand il s’agit de savoir quelle est l’âme et l’idée de tout ce qui existe, ce que nous sommes venus faire sur cette terre, pourquoi nous y souffrons, d’où nous venons, où nous irons, et tant de questions angoissées que depuis tant de siècles nous posons à des cieux qui ne répondent pas .
J’ai encore confiance dans les vieilles armes, parce qu’il n’y en a pas d’autres. Nous sommes en retard de centaines d’années sur l’univers. C’est aujourd’hui que nous commençons d’apercevoir ce retard et que nous essayons de le rattraper.
Tout cela faute de mieux. Si vous trouvez autre chose, si vous espérez plus avant, je suis prêt à briser ces vieilles armes.
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Toutes ces découvertes ont-elles élevé le plafond moral de l’homme, c’est-à-dire son caractère, ses sentiments , ses idées générales , ses pensées quotidiennes, son horizon spirituel ? Au contraire, il semble que plus les cieux s’étendaient dans l’infini, plus la maison où il passait sa vie rétrécissait et abaissait son toit. A mesure qu’il fouillait le séjour des astres, il descendait sous terre où prospéraient les taupes. A mesure qu’à l’exemple des insectes sociaux ou poussé par le même instinct, il découvrait la puissance de l’ Etat dont il se croyait le maître, et il en faisait la plus inhabitable des prisons.
Lui et les siens s’imaginaient qu’en s’agglomérant dans l’ombre, ils créeraient de la lumière, apprendraient tout et qu’il suffisait de ne penser qu’aux choses de la terre pour avoir une idée complète de l’univers et occuper la place d’un Dieu qu’on ne voyait jamais.
Ils oubliaient , ou ne remarquaient pas qu’on peut être un grand électricien, un grand mathématicien et même un grand astronome tout en demeurant une parfaite et profiteuse crapule.
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Il est vrai qu’il est difficile de trouver et de choisir ses chefs. Les chrétiens même qui devaient vivre au-dessus des autres hommes et n »’écouter que le ciel , n’y ont pas réussi ; et dans la plupart des couvents vous rencontrerez toujours , à côté d’un ou deux saints, une foule de moines ou de moniales, aussi sots, aussi égoïstes , aussi malveillants et plus hypocrites que dans n’importe qu’elle foule.
L’homme jusqu’ici, est naturellement bas. Il l’a toujours été, ce qui ne veut pas dire qu’il le sera toujours. Il est difficile de trouver une force ou une idée qui le contraigne à regarder plus haut que ses pieds. Le chien aussi n’a que des idées basses, mais il a l’amour de son maître qui lui fait quitter le ruisseau boueux et la borne malodorante et l’oblige à lever les yeux .
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L’homme avait l’amour de son Dieu , mais il n’a plus de Dieu ou plutôt son Dieu n’a plus de nom. Il faut lui en rendre un. Ce n’est pas impossible, car le chercher c’est pratiquement le trouver.
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Pourquoi le christianisme , par exemple ne fournirait-il pas les éléments essentiels d’une religion acceptable ? Il suffirait de le débarrasser de l’abominable dogme d’un enfer éternel qui répugnera toujours à la raison et au cœur de tout homme. On le décrassera aussi d’un certain nombre de niaiseries et d’absurdités inexcusables qui se sont incrustées dans son culte, dans son histoire et dans sa morale, après quoi apparaîtra dans toute sa pureté, dans toute sa bonté, dans toute sa beauté, le visage de l’homme- dieu , c’est à dire de l’homme le plus parfait et du dieu le meilleur que nous ayons connu et que nous puissions espérer.
Qu’on donne à Dieu le nom qu’on voudra, pourvu qu’on lui laisse l’intelligence, le bon sens et les vertus d’un honnête homme.
Qu’importe que la religion rajeunie nous promette une survie scientifiquement improbable. Dès que cette survie ne sera plus menacée d’injustes et épouvantables représailles, elle sera parfaitement admissible, car quoi qu’il arrive et quoi que nous en pensions, il est irrévocablement certain que nous existerons encore après la mort, puisque rien ne peut disparaitre ou être anéanti sur la terre et dans les cieux, ni, comme le disait déjà, il y a près de deux mille ans, Marc Aurèle, « tomber hors de l’univers ».
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A tant faire que de choisir une religion nouvelle, pourquoi ne pas prendre le Védisme, qu’il ne faut pas confondre avec le brahmanisme et le bouddhisme. Le brahmanisme n’est que le védisme corrompu par les prêtres, le bouddhisme ,le même védisme désaxé par un homme ou un fou de génie.
Or le védisme, la plus ancienne de toutes les religions connues, proclame que l’homme, tant qu’il vivra , ne saura rien et que Dieu même ne sait pas ce qu’il est.
C’est l’agnosticisme absolu ; et cet aveu de l’ignorance totale et irrémédiable, sur tous les points essentiels de la vie et des destinées humaines, ne sera jamais accepté que par une élite qui voit plus loin que l’ignorance. Il ne saurait devenir la religion de ceux qui croient que l’aveu d’ignorance est l’aveu du néant.
En attendant donnons à l’inconnaissable(car c’est toujours de lui qu’il s’agit dans les questions religieuses) un nom et un visage sympathiques et déjà éprouvés, préférables à l’aspect dur et sec d’une abstraction morte. Toutes les religions n’ont pas fait autre chose ; et jusqu’ici il faut bien l’avouer, le christianisme excepté, leur choix fut assez malheureux.
Quant à l’inconnaissable, notre paresse intellectuelle nous conseille de ne pas nous en occuper, puisqu’il est entendu que nous ne le connaitrons jamais. C’est possible, mais peu probable. Le mot « inconnaissable » n’est qu’un masque dont nous affublons notre ignorance provisoire. Toute la route de notre avenir s’étend du connu à l’inconnu et de l’inconnu à l’inconnaissable, ce n’est pas ailleurs que nous trouverons nos progrès et nos bonheurs humains. Et c’est en la suivant jusqu’au bout que nous deviendrions hommes.
...
Nous vivons dans un monde où l’éther est roi. Il y accomplit sans cesse les miracles récemment découverts. Nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’il est. Nous croyons qu’il existe parce que rien ne serait explicable s’il n’existait pas . Il est invisible, impondérable, sans saveur, sans odeur silencieux et infatigable. Il est partout, pénètre tout, remplit tout, demeure inexpugnable et ne se laisse pas capter. On dirait qu’il est l’âme de l’univers, la présence ou la substance de Dieu dans l’infini de l’espace et du temps.
Rien ne serait explicable s’il n’existait pas ; mais lui-même est aussi inexplicable que Dieu. On ne sait pourquoi il nous semble plus près de nous et moins redoutable. Il n’est qu’un nom encore tout nu que ne surcharge aucun préjugé. On peut l’héberger dans l’auberge du bord de la route, en attendant le grand palais de l’avenir.
Quelques pensées qui me parlent particulièrement :
- Une souffrance imméritée discrédite l'univers et détruit toute foi et toute confiance.
- Aimez tout ce qui vous dépasse, tout ce qui vous surpasse et avant tout , ce qui est plus haut que vous .
- La folie des hommes n'a d'égale que la folie des dieux qu'ils ont créés.
- Plus on sait moins on comprend. Plus on a d'expérience moins on a d'initiative.
- "Quand nous atteignons la soixantaine, la plupart des amis de notre jeunesse ne sont plus . Ils nous ont abandonnés à l'entrée des grands déserts. Ceux qui leur succèdent, au hasard des rencontres , ne pénètrent plus dans notre existence. Ils restent à la porte de la maison. Ils nous embrassent à distance. Ils ont l'air fortuits ou accidentels. Nous apprenons à vivre au milieu d'étrangers plus ou moins sympathiques qui ne nous connaissent plus et que nous n'essayons plus de connaître. Déjà la mort est entre nous ."
- Tout le bonheur de vivre est dans nos souvenirs . Nous ne jouissons jamais de l'heure que nous tenons dans nos mains. Le bonheur ne commence que lorsqu'il est passé.
- Morts nous continuons d'être ce que nous sommes et dans le bonheur ou le malheur éternel, ce sera insignifiant et misérable; ou nous serons autre chose et ne serons plus nous. Dès lors que nous importe l'un ou l'autre.
- Après un temps plus ou moins long, le plus mauvais souvenir devient inoffensif et parfois agréable.
- Il y a en nous trop de morts pour que nous puissons vivre heureux.
- La plupart des hommes vivent dan l'avenir. Ils ont raison. Ils y sont plus heureux que dans le passé ou le présent. Le bonheur y est plus facile et ne coûte presque rien.
- La peur de la mort est l'unique source des religions.
- Premier devoir de toute sagesse : autant que possible se débarrasser de tout au-delà, de toute immortalité imaginaire.
- Pourquoi ne pas préférer une éternelle inconscience, qu'à tort nous appelons le néant, mais qui est de tout repos, à un ciel incertain, à un éternel bonheur précaire et irréalisable ?
Au demeurant, nous n'avons pas le choix.
- Les évènements, les drames effroyables de nos guerres ne nous donnent pas sur le destin , sur les desseins de la providence, sur l'intellligence de l'univers, sur les mystères de l'au-delà et de la justice, des renseignements plus interessants que les stupides péripéties d'une paire de dés dans l'arrière-boutique d'un marchand de vin.
- Le damné, s'il est intelligent , ne tardera pas à acquérir la certitude qu'il est en enfer depuis toujours, puisque l'éternité, quelle qu'elle soit, ne peut avoir de commencement ni fin .
- Nous vivons plus souvent avec nos spectres qu'avec les vivants qui nous entourent.
- L'imagination est la mémoire de l'avenir
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- Toute civilisation ne tend qu'à faire oublier à l'homme qu'il est homme. Dès qu'il ne l'oublie plus , il est malheureux.
- Selon Saint Augustin et selon la raison, étant donnée l'omniscience de Dieu dans le présent et le futur, nous sommes damnés ou sauvés, avant que de naître. Dès lors à quoi bon lutter ?
- Suis-je jamais avec les autres comme je serais avec moi-même si je me rencontrais dans la vie ?
Mais comment suis-je avec moi-même?
Le grand peintre Delacroix s'écrie : " j'ai deux , trois, quatre amis, eh bien, je suis contraint d'être un homme différent avec chacun d'eux; ou plutôt de montrer à chacun la face qu'il comprend : c'est une des plus grandes misères que nous ne pouvons jamais être connu et senti tout enier par un même homme : et quand j'y pense je crois que c'est la souveraine plaie de la vie ."
On pourrait vivre si la vie à quelque chose ; mais comme elle n'a d'autre but que la mort on peut dire : à quoi bon ?
Mais a-t-on jusqu'ici, le droit de le dire ?
Toutes les révélations morales et théologiques, avaient été faites par des hommes avant la venue du christ. (Pensez au védisme, au bouddhisme, aux philosophes grecs, aux stoïciens de romes). On se demande s'il était indispensable qu'un Dieu descendit sur la terre et y fût atrocement mis à mort afin d'apprendre à l'humanité ce qu'elle savait déjà.
Ce que l'homme croit admirer dans le Dieu qu'il cherche, pense ou crée, c'est toujours lui-même, et tout finit par de l'autoidolâtrie.
Plus nous avons de torts envers quelqu'un, moins nous lui pardonnons le bien qu'il nous a fait.
Le meilleur du voyage c'est l'avant et l'après; le moins agréable c'est le voyage même.
(Image de présentation : Horloge astronomique de Sainte Marie de Lubeck)