[.....]mais tandis que le petit homme agite à côté de moi une main dont l'index et le majeur sont déformés, tout en montrant avec son bras libre une immense croupe de montagne, je comprends ce qu'il veut dire : il faut que nous passions par là pour parvenir à l'endroit que je cherche.
L'homme cabriole déjà comme une chèvre de montagne à travers la paroi escarpée dont les rares saillies ne donnent aux pieds qu'un minimum de prise. Je le suis en veillant à garder l'équilibre, avec une drôle de sensation au creux de l'estomac. Au bout de vingt minutes, je parviens au sommet, et mon guide, qui m'a patiemment attendu, me tend la main. Je sais que c'est un signe d'approbation rarement octroyé à l'étranger.
Au bout de dix minutes de marche sur une étroite crête en pente raide, à droite et à gauche, nous touchons au but. La vue est superbe : à mes pieds s'étend un canyon aux formes bizarres dont les couleurs subtilement nuancées vont du blanc au rouge, en passant par le jaune.
Nous sommes au cœur du Sinaï, en un lieu qui semble soustrait aux regards du monde et où seuls s'aventurent les hommes qui vivent ici, isolés , les bédouins. Salim, mon guide, vêtu d'un chèche et d'une galabia en est un. Nous avions convenu de cette excursion deux jours auparavant, alors que nous passions la nuit en-bas, dans le canyon, au cours d'un voyage à dos de chameau.
J'étais allongé sur mon sac de couchage. Le feu était presque éteint ; à la lueur de la dernière braise, je regardais l'aimable petit homme qui, à quelques distances de là , faisait sa prière, le dos tourné. Il pouvait avoir une cinquantaine d'années, mais ses mouvements souples et doux étaient comme ceux d'un enfant quand il se levait, s'agenouillait et parlait tout bas à son Dieu.. Je me sentis exclu, les conquêtes culturelles du monde dont je venais perdaient toute valeur face aux minutes remplies d'humilité , de calme et de sérénité que le petit homme devait éprouver à ce moment précis : pauvre , mais satisfait, et en pleine possession d'une foi qui le liait directement à quelque chose de plus haut.
Je dus me détourner, car il m'était pénible de continuer à l'observer. Je me mis donc sur le dos et regardai la nuit . Au-dessus de moi, un ciel étoilé comme on en voit seulement dans le désert formait une voûte plus pleine, plus claire et plus proche qu'en Europe .
Salim avait fini de prier. Il revint, pensif, vers le feu, s'accroupit et éteignit les dernières braises avec un bâtonnet. Avant de se coucher, il lui fallut encore s'occuper du dromadaire. Il escalada donc un arbre proche, se faufila comme un chat à travers les branchages hérissés d'épines et coupa une botte de rameaux épineux avec des ciseaux. Pendant quelques instants, le corps du bédouin se détacha, silhouetté sur le ciel nocturne bleu foncé. Il ne tarda pas à descendre et tendit à son dromadaire la nourriture épineuse que ce sobre animal consomma, à mon grand étonnement avec un plaisir immense.
Tous les mouvements de ce bédouin étaient circonspects, se concentraient sur ce qui semblait le plus insignifiant ; chacun de ses pas avait l'air soigneusement réfléchi, et chacun de ses actes se déroulait dans un calme solennel. Quand il préparait le repas, un rituel qu'il accomplissait trois fois par jour avec les mêmes ingrédients, j'étais chaque fois le spectateur passionné d'une cérémonie analogue à celles que célèbrent ses semblables depuis des milliers d'années sans rien y modifier.
[...]
Je laisse derrière moi le tohu-bohu du Caire ; Devant moi , la vaste étendue jaune du Sahara s'étend à perte de vue . Elle est seulement interrompue par le noir ruban de la piste qui s'étire en ligne droite vers l'Ouest. La brusque solitude m'entoure comme un souffle paisible et bienfaisant. C'est la paix unique du désert que l'on croit entendre et où le bruissement du sang dans les oreilles se transforme en une perception fantastique.
La piste goudronnée s'enfonce dans la plaine déserte de sable et d'éboulis comme un énorme doigt indiquant la direction à prendre. Un vieux tacot surchargé me dépasse dans un bruit de ferraille ; ensuite je suis de nouveau seul . Avant la dépression de Baharièh, dont la pente abrupte marque la zone de l'Oasis , le paysage se met souvent à vivre. Des montagnes à plateau surgissent, la roche luit d'un gris bleuté sous le soleil éclatant, formant un doux contraste avec le sable jaune. Quelques centaines de kilomètres plus au Sud, peu avant Farafrèh , la tranquille oasis solitaire, où la vie se déroule au même rythme depuis d'innombrables générations, je quitte de nouveau la piste pour plonger dans le monde merveilleux du désert blanc, bizarre produit de l'évolution à l'écart de toute vie humaine. En l'an zéro. En l'an 2000. Le temps recule, se réduit , s'annule, comme si le temps était un facteur uniquement mesurable en milliers d'années. L'horloge de la civilisation bat à un autre rythme. L'horloge du désert ne connaît ni les minutes ni les heures. Un jour, un mois n'est rien : un caillou se détache, une pierre calcaire s'effrite, une fissure dans le rocher, s'agrandit, et un an ou dix ont passé... Mon poste, un peu surélevé sur une crête rocheuse me permet de contempler cette coulisse surréelle, où l'homme ne trouve pas de place en tant qu'acteur, comme depuis une loge.
Des femmes vêtues de tissus multicolores et des enfants qui courent au-devant de l'étranger en criant et hurlant. Je suis bientôt entouré , encerclé et.... effrayé . les jours et les nuits que j'ai passées seul dans le calme du désert, où alternent l'euphorie et la dépression, m'ont ôté le sens des choses simples de la vie.
J'éprouve soudain le besoin de m'en retourner, et il faut que je vagabonde une dernière fois, dissimulé sous les étoffes – fantôme de la lointaine Europe., avec une mélodie en tête : la Neuvième Symphonie de Beethoven – une réminiscence de la création .
Images de haut en bas :
Au nord de l'oasis de Farafrèh, on rencontre le désert blanc, où l'érosion a engendré de bizarres oeuvres d'art...
Montagne conique au couchant , centre du Sinaï
Mer de rochers pendant l'escalade du mont Moïse