mercredi, 15 mars 2023 15:33

Ernst Jünger

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(1895-1998)
Ecrivain  Allemand

Visite à Godenholm
(Extrait )
La mer était si paisiblement lisse qu'à peine ourlait-elle les falaises d'un friselis d'écume. Des oiseaux marins reposaient par groupe sur les ondes . On eût dit que la mélancolie, la déréliction du rivage prenait au spectacle de ces rêveuses escadres une profondeur nouvelle – comme si le vide se fut noué en elles. Par instant il élevait sa voix dans le cri d'une mouette.
A chacun de ses appels perçants et plaintifs, un frisson courait sur le visage de Moltner. De longs jeûnes l'avaient émacié et sa peau bronzée par des soleils plus méridionaux avait pris maintenant une teinte verdâtre. Les oiseaux gris aux yeux rouges l'emplissaient de dégoût ; il voyait en eux des incarnations de l'élément spirituel, exsangue, dont la pureté l'effrayait d'autant plus qu'il y discernait le danger, la fatalité de son existence . Et la terre, elle aussi, semblait taillée dans la matière grise de quelque cerveau lorsqu'elle apparaissait confusément aux pâles clartés électriques de minuit.
Les criaillements des oiseaux s'achevaient par des éclats de rire railleurs et discordants. Ils semblaient annoncer une naissance solennelle – clameurs prophétiques de bêtes augurales ; qui précèdent la marée des images. Ils évoquaient les douleurs de la gésine, auxquelles Moltner résistait de toute sa force – bientôt, les visions allaient monter de l'abîme.

etude coucher de soleil

 

Etude coucher de soleil , aquarelle Mj

{...]Cela venait peut-être de ce que la vie ici était semblable au sommeil, comme l'attestait du reste la toute présence du gris. Et pourtant, de même que le gris dissimule en lui toutes les couleurs, cette existence crépusculaire semblait envelopper comme de voiles la possibilité du violent réveil et des actions bariolées . On le sentait à la qualité du silence, lourd , souvent irritant.
En fait on vivait ici hors de l'Histoire, ou bien on y faisait irruption,. Les temps d'essaimage étaient toujours revenus, où la jeunesse prenait la mer à la suite d'un prince. Ces incursions avaient changé la face du monde , mais n'avaient que rarement abouti à des fondations durables. Tout en elles demeurait éphémère, lorsqu'on les comparait à la permanence des villes magiques. Là on thésaurisait la matière ; mais dans ce pays , on gaspillait la force , jusqu'au point où l'univers entier risquait de se transmuer en force pure, comme le voulait le modèle légendaire des incendies cosmiques.
La surface toutefois, semblait terne, protestante , mercantile. Elle suait l'ennui, comme la lecture d'un roman scandinave. Et malgré cela , l'étrangeté profonde demeurait immuable. Il suffisait d'abriter ses yeux de la main pour voir à travers le miroir gris, et l'on découvrait alors la vie foisonnante dont les fjords étaient inondés. Les hautes tourbières contenaient les archives de couleurs inconnues, attendant qu'un peintre les dévoilât . Il soufflait alentour des pics et des glaciers un vent de sournoiserie, plus fort que toutes les astuces du Midi. Seulement , toute cette contrée ressemblait à un échiquier désert ; l'ennui, la lassitude s'y attachaient comme des rideaux. C'est ainsi que la somnolence précède les songes ....

(fevrier 2009)

Ernst Jünger sur wikipédia

 

Débarrassons-nous des  clichés

Etrange  Ernst  Jünger

Article  de  Philippe  Sollers

Il faut ici écouter Hannah Arendt, en 1950 : « Le "Journal de guerre" d’Ernst Jünger apporte sans doute le témoignage le plus probant et le plus honnête de l’extrême difficulté que rencontre un individu pour conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un monde où vérité et moralité n’ont plus aucune expression visible. Malgré l’influence indéniable des écrits antérieurs de Jünger sur certains membres de l’intelligentsia nazie, lui-même fut du début jusqu’à la fin un antinazi actif et sa conduite prouve que la notion d’honneur, quelque peu désuète mais jadis familière aux officiers prussiens, suffisait amplement à la résistance individuelle. »

Comment conserver son intégrité sous la Terreur ? Question d’honneur, question de goût. On a reproché à Jünger son dandysme et son esthétisme, sans comprendre son aventure métaphysique intérieure. Dès 1927, alors qu’on lui propose d’être député national-socialiste au Reichstag, il déclare qu’il lui semble préférable d’écrire un seul bon vers plutôt que de représenter 60.000 crétins. Sa stratégie défensive personnelle : la botanique, l’entomologie, la lecture intensive, les rêves. Ses descriptions de fleurs ou d’insectes sont détaillées et voluptueuses, il passe beaucoup de temps dans le parc de Bagatelle ou au jardin d’Acclimatation. C’est par ailleurs un rêveur passionné, familier de l’invention fantastique, proche en cela du grand Novalis. « Nous rêvons le monde, et il nous faut rêver plus intensément lorsque cela devient nécessaire. »

 Philippe Sollersle Nouvel Observateur du 6 mars 2008
(sous le titre : « Jünger était-il antinazi ? »).

Ouvrages :

- Orages  d'Acier (1920)
- Sur  les falaises  de  marbre (1942)
- Visite  à   Godenholm (1952)

 

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