Un livre de chevet ., celui qui m'a accompagné toute ma vie . Dès que je l'ouvre le style d'André Gide agit sur moi comme une musique , un envoûtement . J'aime son lyrisme et les images qui s'élèvent de sa prose , autant d'hymnes à la nature , à la vie, aux sens , à cette mystique paienne comme un chant qui remonterait aux premiers âges de l'homme et de la terre.
Pas de place à l'ordinaire où à la banalité car au plus simple objet dans sa nature première , pur , sans artifice, primordial il élève un cantique . Les blés , les fruits ,les fleurs, le sable , les sources ou le vent , parfums, saveurs , caresses, il puise dans la perception de chaque élément un objet de volupté qui devrait suffir au bonheur d'exister et de vivre , la force vitale des nourritures terrestres .
"Que mon livre t'enseigne à t’intéresser plus à toi qu'à lui-même , - puis à tout le reste plus qu'à toi." Voilà ce que tu pourrais lire dans l'avant - propos et dans les dernières phrases des nourritures. Pourquoi me forcer à le répéter . A.G.
Ne te méprends pas Nathanaël, au titre brutal qu'il m'a plu de donner à ce livre; j'eusse pu l'appeler Ménalque, mais Ménalque n'a jamais , non plus que toi-même, existé. Le seul nom d'homme est le mien propre, dont ce livre eût pu se couvrir; mais alors comment aurais-je osé l'écrire ?
Je m'y suis mis , sans pudeur, et si parfois j'y parle de pays que je n'ai point vus, de parfums que je n 'ai point sentis, d'actions que je n'ai point commises - ou de toi mon Nathanaël , que je n'ai pas encore rencontré-, ce n'est point par hypocrisie, et ces choses ne sont pas plus des mensonges que ce nom, Nathanaël qui me liras, que je te donne, ignorant le tien à venir.
Et quand tu m'auras lu, jette ce livre - et sors. Je voudrais qu'il t'eût donné le désir de sortir - sortir de n'importe où, de ta ville, de ta famille, de ta chambre, de ta pensée . N'emporte pas mon livre avec toi. Si j'étais Ménalque, pour te conduire j'aurais pris ta main droite, mais ta main gauche l'eût ignoré , et cette main serrée , au plus tôt je l'eusse lâchée, dès qu'on eût été loin des villes, et que j'eusse dit : oublie-moi.
Que mon livre t'enseigne à t’intéresser plus à toi qu'à lui-même , - puis à tout le reste plus qu'à toi.
Voilà , de temps en temps je viendrai ici déposer quelques jolis fruits ou fleurs parfumées ..... pour être peut être à notre tour d'autres Nathanël....
Livre premier
I
*
Nathanaël, j'aimerais te donner une joie que ne t'aurait encore donnée aucun autre. Je ne sais comment te la donner, et pourtant, cette joie, je la possède. Je voudrais m'adresser à toi plus intimement que ne l'a fait encore aucun autre . Je voudrais arriver à cette heure de nuit où tu auras successivement ouvert puis fermé bien des livres cherchant dans chacun d'eux plus qu'il ne t'avait encore révélé ; où tu attends encore ; où ta ferveur va devenir tristesse, de ne pas se sentir soutenue. Je n'écris que pour toi ; je ne t'écris que pour ces heures. Je voudrais écrire tel livre d'où toute pensée, toute émotion personnelle te semblât absente, où tu croirais ne voir que la projection de ta propre ferveur. Je voudrais m'approcher de toi et que tu m'aimes.
La mélancolie n'est que de la ferveur retombée .
Tout est capable de nudité ; toute émotion de plénitude.
Mes émotions se sont ouvertes comme une religion .Peux-tu comprendre cela : toute sensation est d'une présence infinie.
Nathanaêl, je t'enseignerai la ferveur.
Nos actes s'attachent à nous comme sa lueur au phosphore. Ils nous consument , il est vrai , mais ils nous font notre splendeur.
Et si notre âme a valu quelque chose, c'est qu'elle a brûlé plus ardemment que quelques autres.
Je vous ai vus, grands champs baignés de la blancheur de l'aube ; lacs bleus, je me suis baigné dans vos flots – et chaque caresse de l'air riant m'a fait sourire, voilà ce que je ne me lasserai pas de te redire, Nathanaël je t'enseignerai la ferveur.
Si j'avais su dire des chose plus belles, c'est celles-là que je t'aurais dites – celles-là, certes, et non pas d'autres.
Tu ne m'as pas enseigné la sagesse Ménalque. Pas la sagesse, mais l'amour.
*
(ajouté le 19.2 2015)
III
Nathanaël, je te parlerai des attentes . J'ai vu la plaine, pendant l'été attendre; attendre un peu de pluie. La poussière des routes était devenue trop légère et chaque souffle la soulevait. Ce n'était même plus un désir; c'était une appréhension. La terre se gerçait de sécheresse comme pour plus d'accueil de l'eau . Les parfums des fleurs de la lande devenaient presqu'intolérables. Sous le solei tout se pâmait. Nous allions chaque après-midi, nous reposer sous la terrasse, abrités un peu de l'extraordinaire éclat du jour. C'était le temps où les arbres à cônes, chargés de pollen, agitent aisément leurs branches pour répandre au loin leur fécondation. Le ciel s'était chargé d'orage et toute la nature attendait. L'instant était d'une solennité trop oppressante, car tous les oiseaux s'étaient tus. Il monta de la terrre un souffle si brûlant que l'on sentit tout défaillir; le pollen des conifères sortit comme une fumée d'or des branches. --Puis il plut.
J'ai vu le ciel frémir de l'attente de l'aube. Une à une les étoiles se fanaient. Les prés étaient inondés de rosée; l'air n'avait que des caresses glaciales. Il sembla quelque temps que l'indistincte vie voulût s'attarder au sommeil , et ma tête encore lassée s'emplissait de torpeur. Je montai jusqu'à la lisière du bois; je m'assis; chaque bête reprit son travail et sa joie dans la certitude que le jour va venir, et le mystère de la vie recommença de s'ébruiter par chaque échancrure des feuilles -Puis le jour vint.
Nathanaël, que chaque attente , en toi, ne soit même pas un désir, mais implement une disposition à l'accueil. Attends tout ce qui vient à toi . Ne désire que ce que tu as. Comprends qu'à chaque instant du jour tu peux posséder Dieu dans sa totalité. Que ton désir soit de l'amour, et que ta possession soit amoureuse. Car qu'est-ce qu'un désir qui n'est pas efficace ?
[...]
Regarde le soir comme si le jour devait y mourir;
et le matin comme si toute chose y naissait.
Que ta vision soit à chaque instant nouvelle
Le sage est celui qui s'étonne de tout.
[...]
(ajouté le 31.10.2014)