Poèmes écrits entre 1507 et 1530
Quatrain
Je reste seul à me consumer dans le noir
Quand le soleil dérobe au monde sa lumière.
D’autres c’est par plaisir qu’ils s’étendent à terre
Moi, c’est dans mon malheur pour gémir et pleurer.
Sonnet caudé sur le plafond de la Sixtine
A travailler tordu j’ai attrapé un goitre
comme l’eau en procure aux chats de Lombardie
(à moins que ce ne soit de quelque autre pays)
et j’ai le ventre, à force, collé au menton.
Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque
sur mon dos, j’ai une poitrine de harpie,
et la peinture qui dégouline sans cesse
sur mon visage en fait un riche pavement.
Mes lombes sont allées se fourrer dans ma panse,
faisant par contrepoids de mon cul une croupe
chevaline et je déambule à l’aveuglette.
J’ai par-devant l’écorce qui va s’allongeant
alors que par derrière elle se ratatine
et je suis recourbé comme un arc de Syrie.
Enfin les jugements que porte mon esprit
me viennent fallacieux et gauchis :quand on use
d’une sarbacane tordue, on tire mal .
Cette charogne de peinture,
Défends-la Giovanni1, et défends mon honneur :
Suis-je en bonne posture ici et suis-je peintre2.
1. adressé à giovanni da pistoïa.
2. autrement dit : sculpteur, je ne peins ici que malgré moi.
(notes du tadructeur)
Sonnet à Jules II
Seigneur, s’il est un vieux proverbe véridique,
c’est : « Qui peut le plus peut le moins » comme il appert.
tu as cru à des fables, à des fariboles
et donné ta faveur à l’ennemi du vrai.
De longue date ton fidèle serviteur,
je t’appartiens comme au soleil ses rayons mêmes ;
malgré tout, mon temps ne t’es rien, tu n’en as cure
et, plus je m’évertue, moins j’ai l’heur de te plaire.
Je me flattais de croître grâce à ta grandeur
et qu’une équitable balance, un puissant glaive
répondraient, non de vains échos, à mon labeur.
Mais le Ciel doit avoir dédain d’acclimater
la vertu en ce monde s’il prétend qu’elle aille
chercher provende sur un rouvre 1 desséché.
1. Jules II était un Rovere (rouvre)
(ndt)
Canzone
Tout ce qui nait vient à mourir
avec le temps ; sous le soleil
nulle chose ne reste vive.
S’évanouissent douleurs et peines,
les esprits des hommes, leur verbe.
Quant à nos anciennes lignées,
autant dire ombres au soleil, au vent fumé.
Comme vous nous fûmes des hommes,
tristes et joyeux, comme vous ;
et maintenant, vous le voyez, nous sommes
de la terre au soleil, sans vie.
Toute chose vient à mourir.
Jadis nos yeux étaient intacts,
chaque orbite avait sa lumière ;
ils sont affreux, vides, éteints :
voilà ce que le temps apporte.
Fragment
Je vis pour le péché, je vis en me mourant,
Ma vie n’est plus à moi, c’est celle du péché :
Mon bien me vient du Ciel et mon mal de moi-même
Par ce vouloir infirme qui m’a déserté.
Ma liberté s’est asservie, ma part mortelle
Est devenue mon dieu. O misérable état !
Pour quel malheur, quelle existence suis-je né ?
Sonnet (XV)
Raison se plaint de moi, se fâche à mon encontre
Quand j’espère trouver le bonheur dans l’amour ;
Par des arguments sûrs, des exemples probants,
Elle me fait honte à moi-même en me disant :
« Que retireras-tu de ce vivant soleil1 ?
La mort, et non pas celle où renaît le phénix. »
Mais cela ne m’aide guère : à qui veut la chute,
Même une main preste et forte ne sert à rien.
Je sais ce qu’il en est, je connais ma blessure
Et d’autre part j’abrite en moi un autre coeur2
Qui, plus j’écoute la Raison, mieux m’assassine.
Je vois mon maître3 entre deux morts 4 ; je n’ai qu’horreur
Pour l’une, l’autre passe mon entendement
Et le cœur se meurt comme l’âme en ce suspens.
1 .l’objet aimé
2. une autre façon de sentir
3.l’amour
4.la mort physique et la perdition de l’âme.
(Ndt)
Deux quatrains écrits sur le même feuillet
XXI
Je vis de me mourir, et, à vrai dire,
Je vis heureux de mon malheureux sort.
Quiconque ne sait vivre d’angoisse et de mort,
Qu’il entre dans ce feu qui me brûle et dévore.
XXII
Si je vis avant tout de ce qui me consume,
Plus fait rage le feu grâce au bois et au vent,
Plus celui qui me tue vient à mon assistance,
Plus il me fait de mal et plus je suis content.
Sonnet spirituel
XXXV
Je voudrais bien vouloir ce que je ne veux pas,
Seigneur, mais entre feu et coeur, comme une glace
se glisse, qui éteint le feu ; dès lors ma plume
s'éloigne de mes actes et ma feuille ment.
Je T'aime de la langue, mais je me désole
Qu'Amour n'atteigne pas mon coeur et ne sais comme
ouvrir la porte à la Grâce pour qu'elle inprègne
ce coeur et qu'elle en chasse tout cruel orgueil.
Ah Seigneur, perce cet écran ! Abats ce mur,
que sa massivité ne fasse plus obstacle
au soleil de ta lumière, éteinte en ce monde !
Ce flambeau qui nous fut annoncé, envoie-le
à ta belle épousée1 afin que mon coeur brûle
et n'éprouve aucun trouble et ne sente que Toi !
1. l'âme
(ndt)
Un des nombreux sonnets à Tommaso Cavalieri
Tu sais bien que je sais, mon seigneur, que tu sais
Que je m’en suis venu jouir de toi de plus près ;
Et tu sais que je sais que tu sais qui je suis :
A nous fêter alors pourquoi tarder ainsi ?
Si l’espoir dont tu m’a bercé n’est pas trompeur,
S’il est vrai que tu vas combler mon grand désir,
Que s’abatte le mur qui les sépare encore,
Car le tourment qu’on cèle est un double martyre.
Je n’aime en toi mon cher seigneur que cela même
Que tu prises le plus : en vas-tu prendre ombrage ?
Mais c’est un esprit qui s’éprend d’un autre esprit !
Ce dont je suis en quête dans ton beau visage,
Ce qu’il m’enseigne, autrui ne peut pas le saisir,
Et qui le veut apprendre doit d’abord mourir.
Autre sonnet à Tommaso Cavalieri
XXXVII
Je me suis bien plus cher que je n’en ai coutume :
Avec toi dans mon cœur je vaux plus que moi-même,
Comme une pierre, qui dès lors qu’elle est taillée,
Passe en valeur, par-là, sa roche originelle.
De même qu’une page, manuscrite ou peinte,
Retient mieux l’attention qu’un quelconque chiffon,
Ainsi fais-je depuis que je suis une cible
Où tes traits sont emprunts __non que j’en aie regret !
Nanti de pareil sceau, il n’est lieu où je n’aille,
Sûr comme un homme armé ou fort d’un talisman
Qui d’un coup réduirait tout péril à néant.
J’ai barre sur le feu et j’ai barre sur l’onde.
Grâce à ton effigie, je fais voir les aveugles
Et j’assainis de ma salive tout poison.
Sonnet à la nuit
Lorsque Phébus cesse d’étendre et d’enrouler
Autour de notre globe humide et froid ses membres
De lumière, la foule tient à nommer nuit
Ce soleil qui résiste à son entendement.
Débile , elle l’est tant que, pour peu qu’on allume
La moindre torche, celle-ci lui prend la vie
Alentour ; et de même , elle est si délicate
Qu’une amorce aisément la déchire et la fend.
Si l’on veut qu’elle soit quelque chose, pour sûr
Elle est la fille du soleil et de la terre,
Car l’une porte l’ombre mais l’autre la crée.
Quoi qu’elle soit, il erre celui qui la loue :
C’est une veuve ténébreuse et si jalouse
Qu’une luciole suffit à l’altérer.
Autre sonnet à la nuit
XLV
Ô nuit, ô temps suave bien qu’obscur, ta paix,
Pour finir a toujours raison de tout labeur ;
Qui t’exalte a l’œil bon et l’entendement sain,
C’est un esprit sans faille qui te rend honneur.
A toute pensée chagrine tu coupes court :
L’ombre rafraîchissante et paisible l’assume ;
Et souvent d’ici-bas jusqu’aux nues tu m’emportes
En songe où j’ai l’espoir de parvenir un jour.
Ô ombre de la mort dans laquelle s’apaise
Toute détresse d’âme dont pâtit le cœur,
Pour l’affligé, suprême et bienfaisant remède ;
Tu guéris notre chair infirme, essuies nos pleurs,
Nous délasses de nos fatigues et soulages
Les justes de toute colère et tout ennui .
Sonnet XLVII
Celui qui partant de rien, a fait le Temps--
qui n'était point avant que ne fussent les choses--
en fit deux parts, dont l'une eut, là-haut, le soleil
et dont l'autre reçut la lune, plus prochaine,
Alors, en un moment et pour tout un chacun,
naquirent le hasard, le sort et la fortune :
j'eus en partage, quant à moi la portion brune
qui régit ma naissance et m'échut au berceau.
Or en homme qui va s'imitant, tout de même
qu'en progressant la nuit s'enténèbre, j'enfonce
plus avant dans le mal et m'en désole et pleure.
Mais pour mon réconfort, ma ténébreuse nuit
est muée en jour radieux par le soleil
que vous1 reçûtes en naissant pour compagnon
1. Sans doute tommaso cavaliéri
(Ndt)
LVII
Madrigal pour Vittoria Colonna
Un homme en une femme, ou bien plutôt un dieu
va parlant par sa bouche,
et moi, pour l'avoir ouïe
jamais plus désormais, je ne serai mon maître.
Puisqu'elle m'a ainsi enlevé à moi-même,
je devrais, du dehors, avoir pitié de moi.
Tant au-dessus du vain désir,
me transporte son beau visage
qu'en toute autre beauté je ne vois que la mort.
Ô Dame qui mène les âmes
au bienheureux séjour à travers eau et flammes,
de grâce, que jamais je ne revienne à moi.
Sonnet sur Dante
LXII
Quand, du Ciel descendant, il eut vu dans son corps
mortel, les enfers de justice et de pitié1,
il retourna toujours vivant, contempler Dieu
pour nous faire connaître en tout la vraie lumière,
Astre resplendissant qui de par ses rayons,
fit glorieux, à tort le nid où je naquis2,
ce vil monde n'est pas un prix digne de lui :
Toi seul qui l'a créé peut l'être par Toi-même.
c'est de Dante qu'ici je parle, de qui l'oeuvre
fut si mal reconnue par cette foule ingrate
qui refuse aux seuls justes la tranquillité.
Ah que ne suis-je lui ! Fussé-je né comblé,
pour avoir et son âpre exil et sa vertu,
je donnerais l'état le plus heureux qui fut.
1. l'enfer et le purgatoire
2. florence où michel-ange, sans y être vraiment né, à grandi.
(ndt)