JP Vernant : "Le refus de l'immortalité "
Dès les premiers vers de l’Odyssée, la nymphe Calypso surgit et occupe le devant de la scène. Le poète commence par elle son récit : quand s’ouvre le chant I, Ulysse, bloqué depuis sept ans dans l’île où la déesse le retient captif, désespère de revoir son logis. Sur l’Olympe, devant les dieux rassemblés, Athéna la dénonce comme responsable des malheurs de son protégé. C’est vers elle que Zeus va dépêcher Hermès, en messager, pour lui intimer l’ordre de laisser le héros reprendre la mer et retourner chez lui. La figure de Calypso, l’amour de la déesse pour un mortel, la longue captivité qu’elle impose à Ulysse auprès d’elle, – tout l’épisode, par sa place au départ de la narration, par sa reprise maintes fois répétée dans le courant du texte, confère aux errances du roi d’Ithaque leur véritable signification en révélant l’enjeu de toute l’aventure odysséenne : retour ou non retour du héros, à travers sa patrie, au monde des hommes.
« Ils étaient au logis tous les autres héros qui de la mort avaient sauvé leur tête..., il ne restait que lui à toujours désirer le retour et sa femme car une nymphe auguste le retenait de force, à l’écart, au creux de ses cavernes, Calypso, la toute divine, qui brûlait de l’avoir pour époux.» I, 11-15 (repris au chant V).
Tiré de καλύπτειν, « cacher », le nom de Calypso, dans sa transparence, livre le secret des pouvoirs qu’incarne la déesse : au creux de ses cavernes, elle n’est pas seulement « la cachée » ; elle est aussi, elle est surtout « celle qui cache ». Pour « cacher » Ulysse, comme le font Thanatos et Eros, Mort et Amour , Calypso n’a pas eu à l’enlever, à le « ravir ». Sur ce point elle diffère des divinités dont, auprès d’Hermès, elle invoque l’exemple pοur justifier son cas et qui, afin de satisfaire leur passion amoureuse à l’égard d’un humain, l’ont emporté avec elles dans l’Au-delà, le faisant d’un coup disparaître tout vivant de la surface de la Terre. Ainsi Eôs a « ravi » Tithon ou Hémerè Orion. Cette fois c’est Ulysse naufragé qui s’en est venu lui-même à l’extrême occident, au bout du monde, échouer chez Calypso, sur son antre rocheux, ce « nombril des mers », embelli d’un bois, de sources ravissantes et de molles prairies, évoquant la « prairie en fleurs », érotique et macabre, où chantent les Sirènes pour charmer et perdre ceux des marins qui les écoutent.
L’île où l’homme et la nymphe cohabitent, coupés de tout, de tous, dans la solitude de leur face à face amoureux, de leur isolement à deux, se situe dans une sorte d’espace en marge, de lieu à part, éloigné des dieux, éloigné des hommes. C’est un monde de l’ailleurs qui n’est ni celui des Immortels toujours jeunes, bien que Calypso soit une déesse, ni celui des humains soumis au vieillissement et à la mort, encore qu’Ulysse soit un homme mortel, ni celui des défunts, sous la Terre, dans l’Hadès ·: une sorte de « nulle part » où Ulysse a disparu, englouti sans laisser de trace, et où il mène désormais une existence entre parenthèses. Comme les Sirènes, Calypso, qui peut, elle aussi, chanter d’une belle voix, charme Ulysse en lui tenant sans cesse des litanies de douceurs amoureuses : θέλγει, elle l’« enchante », elle l’ensorcelle afin qu’il oublie Ithaque. Oublier Ithaque, c’est, pour Ulysse, couper les liens qui le relient encore à sa vie et aux siens, à tous ses proches qui, de leur côté, s’attachent au souvenir de lui, soit qu’ils espèrent, contre toute attente, le retour d’un Ulysse vivant, soit qu’ils s’apprêtent à édifier le mnèma funéraire d’un Ulysse mort. Mais tant qu’il demeure reclus, « caché » chez Calypso, Ulysse n’est dans la condition ni d’un vivant, ni d’un mort. Bien que toujours en vie, il est déjà, et par avance, comme retranché de la mémoire humaine. Pour reprendre les mots de Télémaque, en I, 235, il est devenu, par le vouloir des dieux, d’entre tous les hommes, invisible, αἷστος. Il a disparu « invisible et ignoré », – hors de portée de ce que peuvent atteindre le regard et l’oreille des hommes. Si au moins, ajoute le jeune garçon, il était mort normalement sous les murs de Troie ou dans les bras de ses compagnons d’infortune, « il aurait eu sa tombe et quelle grande gloire, μέγα κλέος, il aurait laissé, pour l’avenir, à son fils » ; mais les Harpyes l’ont enlevé : homme de nulle part, les vivants n’ont plus rien à faire avec lui ; privé de remembrance, il n’a plus de renom ; évanoui, effacé, il a disparu « sans gloire », ἀκλεῖος. Pour le héros dont l’idéal est de laisser après soi une « gloire impérissable », pourrait-il rien avoir de pire que de disparaître ainsi ἀκλεῖος sans gloire ? Qu’est-ce donc alors que la séduction de Calypso propose à Ulysse pour lui faire « oublier » Ithaque ? D’abord, bien sûr, d’échapper aux épreuves du retour, aux souffrances de la navigation, à tous ces chagrins dont elle sait à l’avance, étant déesse, qu’ils l’assailliront avant qu’enfin il ne retrouve sa terre natale. Mais ce ne sont là encore que bagatelles. La nymphe lui offre bien davantage. Elle lui promet, s’il accepte de demeurer près d’elle, de le rendre immortel et d’écarter de lui pour toujours la vieillesse et la mort. À la façon d’un dieu, il vivra en sa compagnie immortel, dans l’éclat permanent du jeune âge : ne jamais mourir, ne pas connaître la décrépitude du vieillissement, tel est l’enjeu de l’amour partagé avec la déesse. Mais, dans le lit de Calypso, il y a un prix à payer pour cette évasion hors des frontières qui bornent la commune condition humaine. Partager dans les bras de la nymphe l’immortalité divine, ce serait, pour Ulysse, renoncer à sa carrière de héros épique. En ne figurant plus, comme modèle d’endurance, dans le texte d’une Odyssée qui chante ses épreuves, il devrait accepter de s’effacer de la mémoire des hommes à venir, d’être dépossédé de sa célébrité posthume, de sombrer, même éternellement vivant, dans la nuit de l’oubli : au fond, une immortalité obscure et anonyme, comme est anonyme la mort de ceux des humains qui n’ont pas su assumer un destin héroïque et qui forment dans l’Hadès la masse indistincte des « sans nom ». L’épisode de Calypso met en place, pour la première fois dans notre littérature, ce qu’on peut appeler le refus héroïque de l’immortalité. Pour les Grecs de l’âge archaïque, cette forme de survie éternelle qu’Ulysse partagerait avec Calypso ne serait pas vraiment « sienne » puisque personne au monde n’en saurait jamais rien ni ne rappellerait, pour le célébrer, le nom du héros d’Ithaque. Pour les Grecs d’Homère, contrairement à nous, l’important ne saurait être l’absence de trépas – espoir qui leur paraît, pour des mortels, absurde – mais la permanence indéfinie chez les vivants, dans leur tradition mémorielle, d’une gloire acquise dans la vie, au prix de la vie, au cours d’une existence où vie et mort ne sont pas dissociables. Sur la rive de cette île où il n’aurait qu’un mot à dire pour devenir immortel, assis sur un rocher, face à la mer, Ulysse tout le jour se lamente et sanglote. Il fond, il se liquéfie en larmes. Son αἰῶν, son « suc vital », s’écoule sans cesse, dans le πόθος, le regret de sa vie mortelle, comme, à l’autre bout du monde, à l’autre pôle du couple, Pénélope, de son côté, consume son αἰῶν en pleurant par regret d’Ulysse disparu. Elle pleure un vivant qui est peut-être mort. Lui, dans son îlot d’immortalité, coupé de la vie comme s’il était mort, pleure sur sa vivante existence de créature vouée au trépas. Tout à la nostalgie qu’il éprouve à l’égard de ce monde fugace et éphémère auquel il appartient, notre héros ne goûte plus les charmes de la nymphe. S’il s’en vient le soir dormir avec elle, c’est parce qu’il le faut bien. Il la rejoint au lit, lui qui ne le veut pas, elle qui le veut.
Ulysse rejette donc cette immortalité de faveur féminine qui, en le retranchant de ce qui fait sa vie, le conduit finalement à trouver la mort désirable. Plus d’ἐρός, plus de ἱμέρος, – plus d’amour ni de désir pour « la nymphe bouclée », – mais θανάτειν ἱμέρεται, il désire mourir. Le retour, Pénélope, l’épouse, Ithaque, la patrie, le fils, le vieux père, les compagnons fidèles, – et puis mourir, – voilà tout ce vers quoi, dans le dégoût de Calypso, dans le refus d’une non-mort qui est aussi bien une non-vie, tout ce vers quoi se porte l’élan amoureux, le désir nostalgique, le pothos d’Ulysse : vers sa vie, sa vie précaire et mortelle, les épreuves, les errances sans cesse recommencées, ce destin de héros d’endurance qu’il lui faut assumer pour devenir lui-même : Ulysse, cet Ulysse d’Ithaque dont aujourd’hui encore le texte de l’Odyssée chante le nom, raconte les retours, célèbre la gloire impérissable, mais dont le poète n’aurait rien eu à dire – et nous rien à entendre –, s’il était demeuré loin des siens, immortel, « caché » chez Calypso..."
Cesare Pavese : Ulysse et Calypso (Odisseo e Calipso)
Un autre des dialogues « Dialoghi con Leuco ».
Ici, Calypso demande à Ulysse de choisir entre l'éternité avec elle et son retour à Ithaque.
Attention : On ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une traduction, je n'ai pas assez la maîtrise de la langue italienne mais c'est plutôt ce que la lecture de ce texte m'a inspiré, le sens que je lui ai donné. J'ai essayé de restituer les images qui sont nées de cette lecture, en cherchant le reflet d'une langue dans une langue différente, l'insistance particulière de formes poétiques, comme l'horizon, le silence, le destin, l'île cernée par l'horizon qui l'isole du reste du monde, les barrières que dressent les rochers pour séparer le réel et les songes. L'image aussi du temps qui fuit, figuré par son ensevelissement dans la terre où fond le souvenir de tout ce qui a été et ne reviendra pas car c'est la loi naturelle à laquelle même les dieux sont soumis et qu'ils acceptent dans un instant d'éternité.
Calypso : Ulysse, ce n'est pas si différent. Toi comme moi tu veux t'arrêter sur une île. Tu as vu et souffert toute chose. Je te dirai peut-être un jour ce que j'ai enduré. Tous deux nous sommes las d'un grand destin. Pourquoi continuer ? Que t'importe que cette île ne soit pas celle que tu cherchais ? Ici il n'arrive jamais rien. C'est un peu de terre et un horizon. Tu peux vivre ici toujours.
Ulysse : Une vie immortelle ?
Calypso : Immortelle, qui accepte l'instant présent. Qui ignore demain. Si cette idée te plaît, dis-le. Si seulement tu en es là.
Ulysse : Je croyais immortel celui qui ne craint pas la mort.
Calypso : Plutôt celui qui n'espère pas vivre. Certes, presque comme toi. J'ai beaucoup souffert comme toi. Mais pourquoi cette impatience de t'en retourner chez toi ? Tu es encore inquiet. Pourquoi les discours te poussent-ils à braver tout seul les écueils ?
Ulysse : Si demain je partais, serais-tu heureuse ?
Calypso : Tu veux en savoir trop mon cher. Nous parlons d'une vie immortelle. Mais si tu ne renonces pas à tes souvenirs et à tes rêves, si tu ne renonces pas à l'impatience et si tu n’acceptes pas les limites de l'horizon, tu n'échapperas pas au destin qui t'est réservé.
Ulysse : On parle toujours d’accepter un horizon. À quelle fin ?
Calypso : Se poser et ne plus questionner, Ulysse.
Mais t'es-tu jamais demandé pourquoi nous aussi nous cherchons le sommeil ? T'es-tu jamais demandé où vont les anciens dieux que le monde a oubliés ? Pourquoi s'enfoncent-ils dans le temps comme les pierres dans la terre ? Eux aussi pourtant sont éternels. Et qui suis-je, moi ? Qui est Calypso ?
Ulysse : Je t'ai demandé si tu es heureuse ?
Calypso : Ce n'est pas la question. Jusqu'à l'air de cette île déserte, qui maintenant vibre des rugissements de la mer et des cris des oiseaux, est trop vide. Dans ce vide il n'y a pas de place pour le regret. Mais sens-tu aussi certains jours, dans le silence en suspension, comme l'empreinte d'anciennes existences et de présences disparues ?
Ulysse : Donc toi aussi tu parles d'écueils à braver ?
Calypso : C'est une sorte de silence. Une chose lointaine et pratiquement effacée. Ce qui a été ne sera jamais plus. Dans le vieux monde des dieux, quand ma volonté présidait au destin, on m'a donné des noms effrayants, Ulysse. La terre et la mer m'ont obéi, puis je me suis fatiguée ; le temps a passé, j'ai voulu ne plus évoluer. Certains d'entre nous ont résisté à de nouveaux dieux tandis que d'autres se sont éloignés dans le temps ; tout évoluait mais aboutissait à la même chose ; ça ne valait pas la peine de vouloir à nouveau contester le destin. Alors j'ai connu mon horizon et compris pourquoi les anciens dieux s'étaient résignés devant nous.
Ulysse : Mais n'étaient-ils pas immortels ?
Calypso : Et je le suis Ulysse. Je n'espère pas vivre et je n'espère pas mourir. J'accepte l'instant, le présent. [Vous mortels, vous attendez quelque chose de pareil, la vieillesse et le regret.] Pourquoi ne veux-tu pas te poser avec moi sur cette île ?
Ulysse : Je le ferais, si je croyais que tu étais résignée. Mais toi aussi qui a été la maîtresse de toutes ces choses, tu as besoin de moi, d'un mortel qui t'aide à supporter.
Calypso : C'est un bien réciproque Ulysse. Il n'y a pas de vrai silence si on ne le partage pas.
Ulysse : N'en n'as-tu pas assez que je sois avec toi depuis tous ces jours ?
Calypso : Tu n'es pas comme moi Ulysse. Tu n'acceptes pas l'horizon de cette île. Et tu n'échappes pas au regret.
Ulysse : Ce que je regrette est cette part de moi-même, comme toi ton silence. Qu'as-tu perdu de toi le jour où la terre et la mer ont cessé de t'obéir. Tu t'es sentie seule et fatiguée et tu as renoncé à tes pouvoirs. Rien ne t'a été enlevé. Ce que tu es, c'est toi qui l'as voulu.
Calypso : Ce que je suis est presque rien. Presque mortelle, presque une ombre, comme toi. C'est un long sommeil commencé, on ne sait quand et tu es entré dans mon sommeil comme un rêve. Je crains l'aube, le réveil ; si tu t'en vas c'est le réveil.
Ulysse : C'est toi la déesse qui parles ?
Calypso : Je crains le réveil comme tu crains la mort. Voilà, alors j'étais morte, maintenant je le sais. Il ne restait de moi sur cette île que la voix de la mer et du vent. Oh ! Ce n'était pas souffrance. Je dormais. Mais quand tu es entré dans mon rêve tu portais une île en toi.
Ulysse : Depuis trop de temps je la cherche. Tu ne sais pas ce que c'est que d'apercevoir une terre, de scruter de tous ses yeux et chaque fois d'être déçu. Je ne peux pas accepter et ne plus chercher.
Calypso : Et pourtant Ulysse, vous les hommes vous dites qu'il ne faut pas chercher à retrouver ce qui a été perdu. Le passé ne revient jamais. Rien n’arrête la marche du temps. Toi qui as vu l'Océan, les monstres, l'Élysée, crois-tu que tu pourras reconnaitre les maisons, tes maisons ?
Ulysse : Toi-même tu as dit que je portais l'île en moi.
Calypso : Oh oui ! Mais changée, perdue, un silence. L'écho de la mer dans les rochers, un peu de fumée. Avec toi personne ne pourra partager. Les maisons seront pareilles au visage d'un vieillard. Tes paroles auront un sens différent des leurs. Tu seras plus seul qu'en mer.
Ulysse : Au moins je saurai que je dois m’arrêter.
Calypso : Ça n'en vaut pas la peine Ulysse. Celui qui ne s’arrête pas maintenant, immédiatement ne s'arrêtera jamais plus. Ce que tu fais, tu le feras toujours. Tu dois briser une fois le destin. Tu dois sortir du chemin et te laisser fondre dans le temps.
Ulysse : Je ne suis pas un immortel.
Calypso : Tu le seras si tu m'écoutes. Qu'est-ce que la vie éternelle sinon accepter l'instant qui vient, l'instant qui va. L'ivresse, le plaisir et la mort n'ont pas d'autre but. N'est-ce pas jusqu'à présent ce que fut ton errance inquiète.
Ulysse : Si je le savais je me serais déjà arrêté. Mais tu oublies une chose.
Calypso : Dis-moi.
Ulysse : Ce que je cherche, je l'ai dans le cœur, comme toi.
USI : 04/12/2016